BD | Compte rendu n°3

Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain | Le monde sans fin | Paris, Dargaud, 2021

Compte-rendu de Clarence Hatton-Proulx, doctorant à l’Institut national de la recherche scientifique et à Sorbonne Université

Habitué à faire le compte-rendu d’ouvrages académiques, c’est avec enthousiasme que j’ai accepté de recenser la bande dessinée Le monde sans fin, le livre le plus vendu en France en 2022 ! Cet album représente la vulgarisation des thèses de l’ingénieur et conférencier Jean-Marc Jancovici exposées publiquement depuis plus de 20 ans. Elles sont illustrées par le bédéiste Christophe Blain, qui agit ici comme un disciple graduellement illuminé par son professeur au fil des presque 200 pages de la bande dessinée.

Le résultat est extrêmement chargé et couvre une panoplie de sujets, allant de la science, de l’énergie et du climat à l’histoire des énergies carbonées jusqu’à la neuropsychologie et la culpabilité individuelle. L’objectif du livre est de présenter les problèmes climatiques et énergétiques actuels et de proposer des solutions possibles de sortie de crise.

L’attrait de la pensée de Jancovici, intellectuel public autant populaire que clivant en France, est compréhensible d’entrée de jeu. Grâce aux dessins colorés et variés de Blain, il arrive à vulgariser l’importance de l’énergie dans les modes de vie carbonés modernes. Il compare les possibilités offertes par les énergies fossiles à une armure, représentée en Iron Man dans la bande dessinée : grâce à elle, il est possible de voler, de se déplacer rapidement ou de ne jamais avoir ni chaud ni froid. Son coût monétaire est dérisoire par rapport à ce qu’elle apporte aux sociétés énergivores. Les achats d’énergie de la Société nationale des chemins de fer français (SNCF), par exemple, ne représentent que 5 % de ses coûts totaux. Pourtant, sans énergie, ses trains ne peuvent rouler : 100 % de sa valeur en dépend. Habiles dans le choix des exemples démonstratifs, les auteurs insistent sur la déconnexion entre la valeur d’usage et la valeur monétaire de l’énergie depuis le 19e siècle.

Le monde sans fin, p.13. ©Dargaud

Le livre est aussi parsemé de parallèles efficaces qui font apparaître l’apport démiurgique des énergies fossiles aux activités humaines. Consommer un litre d’essence, c’est se doter de la même capacité à transformer l’environnement que 10 à 100 jours de travail humain. Grâce aux sources d’énergie carbonées et à l’électricité, l’énergie consommée par une personne moyenne au niveau planétaire est équivalente au travail de 200 esclaves permanents. Un vol aller-retour entre Paris et New York représente une grande baignoire de pétrole, soit entre 300 et 400 litres par passagère et passager, ou la consommation annuelle d’une personne qui utilise sa voiture tous les jours. Malheureusement, il n’est pas explicite s’il s’agit de l’utilisation automobile annuelle d’une personne à l’échelle mondiale ou à l’échelle de la France, un flou qui se retrouve souvent dans l’ouvrage. Mais le dessin d’un homme — car les hommes sont surreprésentés dans la bande dessinée, signe de leur responsabilité élevée dans le changement climatique ou simple autoidentification des auteurs — qui se vautre dans une baignoire pleine de pétrole est parlant.

Le monde sans fin, p.72. ©Dargaud

Après avoir expliqué les bases de la science de l’énergie et du climat et démontré l’influence profonde des énergies fossiles sur l’économie et la société, les auteurs étudient les solutions possibles pour freiner le changement climatique et s’adapter à ses conséquences dorénavant actées. C’est là où les choses se corsent puisque Jancovici est résolument pronucléaire, position intenable au sein d’un pays paradoxalement autant dépendant que méfiant de cette source d’énergie. Prônant la sortie des énergies fossiles, qui mène inévitablement à une forme de décroissance, il estime que le nucléaire est la seule source d’énergie qui puisse assurer une décroissance paisible, soit une légère diminution de certains usages extrêmes — les voyages incessants en avion et un steak tous les jours — mais le maintien d’un certain standard de confort moderne.

Pour un lecteur québécois pour lequel les débats sur le nucléaire en Europe semblent parfois tourner ridiculement à la foire d’empoigne, les attraits de cette voie sont relativement convaincants. Il est vrai que le nucléaire est plus sécuritaire que ne le font paraître ses détracteurs : le stockage des déchets nucléaires n’est pas une bombe atomique à retardement et les accidents sont rares et évitables jusqu’à un certain point. Tout est une question d’alternatives : dépendre uniquement des énergies éolienne et solaire, c’est s’exposer à l’intermittence de leur approvisionnement que le stockage ne peut actuellement pas régler entièrement. Les déployer à très grande échelle, c’est provoquer des conflits d’usage des sols potentiellement épineux. Le nucléaire promet un approvisionnement stable et une emprise géographique relativement restreinte.

Plus que le parti-pris pronucléaire, c’est la certitude affichée par Jancovici dans la véracité de sa lecture de la situation énergétique et climatique qui laisse perplexe. Pour lui, les politiciennes et politiciens sont secrètement conscients que l’option nucléaire est la seule viable, mais ils l’esquivent pour éviter de déchaîner les foules ignorantes. Les militantes et militants écologistes eux aussi savent intérieurement que le nucléaire est vertueux, mais se gardent de retourner leur veste par ego et conviction après tant de décennies de luttes pour l’anéantir. Jancovici, le technicien apolitique doté de la raison polytechnicienne, s’élève au-dessus des débats pour faire l’arbitrage des solutions et choisir la plus rationnelle. Mais cet hubris d’ingénieur laisse apparaître qu’un seul bon scénario de décarbonation existe et qu’il doit être imposé par les élites technocratiques. Une lecture nourrie par les sciences sociales suggère que de multiples visions de sociétés décarbonées coexistent et que c’est par le débat démocratique et la confrontation aux réalités matérielles du changement climatique que se décidera l’orientation des sociétés énergivores.

La conclusion du livre est étrange. Mentionné tout au long du livre comme l’explication finale du monde sans fin, l’ouvrage se termine en convoquant la neuropsychologie pour expliquer l’origine de l’explosion de la consommation d’énergie et le changement climatique en résultant. Le striatum, la partie du cerveau qui transmet aux humains le désir brut et la motivation, est décrit comme responsable de nos modes de vie carbonés aux conséquences environnementales insoutenables puisqu’il nous « pousse à toujours vouloir plus » (p. 188). Le problème de la course aux énergies fossiles et de la dégradation environnementale serait localisé dans le cerveau de chaque individu, qui doit mettre de côté ses pulsions individualistes pour tendre vers un monde plus sobre et soutenable. Les structures sociales et politiques qui sous-tendent l’accélération de l’accumulation énergétique et matérielle depuis la Révolution industrielle, elles, sont un impensé de ce livre, qui fait reposer la responsabilité de ces phénomènes sur une zone du cerveau humain.

Le monde sans fin, p.185. ©Dargaud

En définitive, cette bande dessinée propose une excellente vulgarisation de l’importance de l’énergie dans nos vies. Mais le cadrage des solutions qu’elle présente reste résolument ambigu.

Pour aller plus loin…

→ Vous pouvez retrouver sur le thème des changements climatiques le n°82 de notre revueEngagements et action publique face à la crise climatique (dirigé par Renaud Hourcade et Sophie L. Van Neste).

→ Notre actuel appel à contributionQu’est-ce qu’une vie sobre ? rejoint également les thématiques du Monde sans fin.

→ Notre prochain numéro, qui sortira en juin, portera sur l’alimentation comme enjeu de justice sociale. Surveillez nos médias sociaux (FacebookLinkedIn) pour être informé·e de sa sortie.