BD | Compte rendu n°2

Nicolas Sallée et Alexandra Dion-Fortin | Se battre contre les murs. Un sociologue en centre jeunesse Montréal | Atelier 10 et La Pastèque, 2021

Compte-rendu de Marie Dumollard, chercheuse postdoctorale à l’École de travail social et de criminologie, Université Laval

La bande dessinée Se battre contre les murs. Un sociologue en centre jeunesse est le fruit d’une collaboration entre le sociologue Nicolas Sallée et l’illustratrice Alexandra Dion-Fortin. À partir des données issues d’un programme de recherche en sociologie (Sallée, 2021 ; Sallée et Tschanz, 2018), elle propose une immersion dans la vie d’une unité de garde fermée (le Gîte) d’un centre de réadaptation montréalais (Cité des Prairies) qui accueille des jeunes suivis au titre de la Loi sur le système de justice pénale pour les adolescents (LSJPA).

Au fil de 12 courts chapitres, l’ouvrage nous renseigne sur les modalités d’exécution de la peine la plus sévère de la LSJPA : la peine de placement et surveillance, purgée aux deux tiers dans une unité de garde ouverte ou de garde fermée d’un centre de réadaptation, et le dernier tiers dans la communauté. Concrètement, le Gîte accueille des jeunes garçons âgés de 12 à 20 ans (la majorité a entre 16 et 20 ans), en attente de leur jugement ou ayant été condamnés pour différentes infractions (p.21).

Ce travail réhabilitatif s’opère dans le périmètre restreint de l’établissement, dans lequel le lecteur est plongé grâce à l’illustration détaillée de ses attributs architecturaux : la chambre que « pimpent » les jeunes pour la distinguer d’une cellule (p.38) ; les grillages dans la cour ; les caméras de surveillance que visionnent les agents d’intervention pour prévenir les enjeux de sécurité ; les portes qui s’ouvrent avec un badge magnétique ; etc. L’un des derniers chapitres amorce aussi une réflexion sur le troisième tiers de la peine effectuée dans la communauté, montrant comment le suivi pénal se poursuit une fois l’unité de garde quittée.

Cette bande dessinée remplit le pari de restituer de manière originale et accessible les résultats d’une recherche en sciences sociales. Elle ouvre la porte d’un milieu méconnu du grand public, celui des services pénaux consacrés à la jeunesse, dans un contexte sociopolitique et médiatique qui a surtout été centré, ces dernières années, sur le système voisin de protection de la jeunesse. Pour mieux le faire connaître, l’ouvrage mobilise une diversité de registres et de sources qui dynamisent la lecture. On accède ainsi à des mises en situation de la vie quotidienne de l’unité, des descriptions architecturales de l’unité et de l’établissement (pp.22-23, p.37), ou encore des détours historiques mobilisant des archives et des entrevues avec des acteurs-clés de l’histoire du système de justice des mineurs à Montréal. Des annexes sont également incluses pour détailler, outre l’enquête qualitative menée, quelques éléments de compréhension et de contextualisation du système québécois de justice des mineurs.

Se battre contre les murs. Un sociologue en centre jeunesse, p.38. ©Atelier 10 + La Pastèque

La richesse des données et de leurs représentations graphiques nourrit la contribution scientifique de cette bande dessinée sur quatre aspects principaux. Premièrement, l’ouvrage montre que les unités de garde fermée accueillent des jeunes aux parcours complexes, ponctués de difficultés qui les accompagnent jusque dans le suivi pénal. Il illustre aussi la surreprésentation des jeunes issus des minorités ethnoculturelles et de milieux socioéconomiques défavorisés, évoquant les défis du profilage racial et social en œuvre dans le système québécois de justice des mineurs et déjà relevé à l’entrée de la chaîne pénale (Bernard et McAll, 2009 ; Livingstone, Meudec et Harim, 2021). Deuxièmement, la bande dessinée renseigne sur le quotidien du travail des éducateurs et des agents d’intervention présents auprès des jeunes mis sous garde. Elle met en évidence que leurs pratiques et leurs postures professionnelles sont hétérogènes. Elles révèlent aussi les dessous des interventions, qui sont questionnées et qui interrogent sur la meilleure manière de remplir la mission réhabilitative du mandat des professionnels (lors des discussions en équipe, par le désarroi qui suscite le retour d’un jeune qui était sorti de garde, par des situations problématiques à gérer « sur le plancher », etc.).

Se battre contre les murs. Un sociologue en centre jeunesse (détail), p.51. ©Atelier 10 + La Pastèque

Ces pratiques se construisent aussi dans les négociations avec les jeunes. Si leur parole est un peu moins centrale que celle des professionnels, la représentation de leurs réactions et de leurs interactions démontre leur importance dans le suivi. Au final, les interactions avec les jeunes sont au centre du travail des professionnels, que ce soit dans les rencontres et activités du suivi pénal, dans des temps plus informels ou encore lors de la gestion de situations problématiques. Troisièmement, l’ouvrage analyse la mise en pratique concrète du paradigme structurant l’intervention pénale auprès des jeunes judiciarisés au Québec : la perspective cognitivo-comportementale et la psychoéducation au service de la réhabilitation qui vise à « modeler les comportements » juvéniles (p.26). Les situations rapportées témoignent à cet égard de l’attente d’une responsabilisation des jeunes, rappelant le référentiel de la responsabilisation individuelle au cœur des politiques pénales (Quirion, Jendly et Vacheret, 2012) et sociales (Soulet, 2005). La bande dessinée révèle alors, et c’est son quatrième apport, les tensions au cœur du travail réhabilitatif. Le soutien et l’accompagnement apportés aux jeunes sont sans cesse contrebalancés par le contrôle de leurs comportements, par les règles de l’établissement et par sa dimension carcérale que les réformes des années 1960 et 1970 n’ont pas complètement réussi à gommer. Même s’ils ne sont pas nommés dans ces termes, le caractère total (Goffman, 1968) et la dimension disciplinaire (Foucault, 1975) de l’établissement et des pratiques ne sont jamais loin dans cet ouvrage qui montre finalement que les unités de garde fermée, si elles n’en portent pas le nom, constituent « un peu la prison… mais […] pas comme la vraie » (p.162). Le mérite de cet ouvrage est de proposer une réflexion originale sur les contours, la portée et les paradoxes du travail réhabilitatif mené en milieu contraint auprès des jeunes judiciarisés tout en en rendant certains aspects plus sensibles à travers une mise en situation et en image soignée.

Bibliographie

Bernard, Léonel et Christopher McAll. 2008. « La surreprésentation des jeunes noirs montréalais », Revue du CREMIS, 1, 3. <https://cremis.ca/publications/articles-et-medias/la-surrepresentation-des-jeunes-noirs-montrealais/>.

Foucault, Michel. 1975. Surveiller et punir. Naissance de la prison. Paris, Gallimard.

Goffman, Erving. 1968. Asiles. Études sur la condition sociale des malades mentaux. Paris, Les Éditions de Minuit.

Livingstone, Anne-Marie, Marie Meudec et Rhita Harim. 2021. « Le profilage racial à Montréal, effets des politiques et des pratiques organisationnelles », Nouvelles pratiques sociales, 31, 2 : 126-144.

Quirion, Bastien, Manon Jendly et Marion Vacheret. 2012. « Le système pénal et la (dé) responsabilisation des acteurs », Déviance et Société, 36, 3 : 235-241.

Sallée, Nicolas. 2021. « Discipline in New Clothes: The Controversial Use of Punishments in A Montreal Rehabilitation Centre for Young Offenders », The British Journal of Criminology, 20, 20 :1-15.

Sallée, Nicolas et Anaïs Tschanz. 2018. « “C’est un peu la prison, mais c’est pas comme la vraie.” La carcéralité d’un centre de réadaptation pour jeunes délinquants à Montréal ». Métropolitiques. <https://metropolitiques.eu/C-est-un-peu-la-prison-mais-c-est-pas-comme-la-vraie.html>.

Soulet, Marc-Henry. 2005. « Une solidarité de responsabilisation ? », dans Jaques Ion (dir.). Le travail social en débat(s). Paris, La Découverte : 86-103.