APPEL LSP88 | Des crises sanitaires aux crises politiques

LSP88, PRINTEMPS 2022

Sous la direction de Renaud Crespin (Sciences Po, Centre de sociologie des organisations) et Carole Clavier (Département de science politique de l’Université du Québec à Montréal)

Toutes les crises sanitaires sont des crises politiques (Zylberman, 2012). La pandémie de COVID-19, en 2020, n’y échappe pas. Parce qu’elles se déroulent dans un contexte institutionnel, politique, social, économique et international particulier, les crises sanitaires sont amplifiées par les inégalités sociales, les difficultés d’accès aux soins, les orientations des politiques publiques dans différents domaines (systèmes de santé, sécurité du revenu, prise en charge des personnes âgées dépendantes, etc.), le degré de préparation et de légitimité des institutions de santé publique, etc. Prises en tension entre leur singularité et le fait qu’elles se déploient dans des espaces sociaux déjà structurés, ces crises sanitaires sont politiques à au moins trois égards :

  • Elles révèlent et se nourrissent d’inégalités sociales ;
  • Elles appellent des réponses de la part des gouvernements et des élus qui s’inscrivent dans des dynamiques institutionnelles et organisationnelles spécifiques ;
  • Elles interrogent le fonctionnement démocratique parce qu’elles imposent souvent des mesures exceptionnelles et sont l’occasion d’un débat public particulier, façonné par des savoirs émergents et la peur.

Ce numéro de Lien social et Politiques propose de discuter ces trois grandes dimensions politiques des crises sanitaires, en particulier – mais pas seulement – à partir du cas de la pandémie de COVID-19.

Crise sanitaire et inégalités sociales

La maladie affecte d’abord celles et ceux qui sont le plus en situation de vulnérabilité. La crise sanitaire se double ainsi d’une crise sociale : elle se nourrit de ces inégalités tout autant qu’elle les révèle. Le concept de syndémie propose une explication à ces crises multiples nichées dans la crise sanitaire  : il désigne les interactions entre au moins deux maladies et leurs interactions avec le contexte social et politique (Singer et al., 2017). Ces travaux soutiennent que les solutions uniquement biomédicales ne sont pas suffisantes et qu’il convient de régler les causes des disparités sociales. Pourquoi observe-t-on une réponse principalement biomédicale sanitaire à une crise dont les causes et les facteurs sont multiples ? Comment les autorités publiques interviennent-elles pour protéger les populations qui seraient les plus vulnérables à la maladie en raison de ces inégalités sociales ? Les réponses adoptées pour limiter la progression de la pandémie de COVID-19 visaient majoritairement l’ensemble de la population, souvent au nom de la protection des plus vulnérables, suscitant parfois de vives critiques. Or en santé publique des débats existent sur la façon la plus appropriée d’intervenir pour éviter d’accroître les inégalités sociales.

Ce questionnement soulève celui des savoirs et des types d’expertise qui permettent de penser et de (se) représenter la crise. Nous pensons aux savoirs statistiques dont, par exemple, l’épidémiologie qui n’est plus confinée à quelques groupes de chercheurs, mais qui circule tout en étant produite par des organisations publiques et privées de plus en plus diversifiées (Buton, 2006). Pour autant, cette diversification semble paradoxale : si de multiples données sont produites montrant l’inégale distribution des maladies dans les populations, la réponse publique peine à s’en saisir pour définir et orienter des politiques plus ciblées. Tout se passe comme si certaines données s’avéraient plus « appropriables » ou plus « ajustées » à l’action publique. Comment penser ce phénomène de sélection des savoirs et des expertises disponibles ?  Dans le cas de la COVID-19, quels types de savoirs ont servi à justifier des décisions touchant l’ensemble de la population (confinement, masque, dépistage, couvre-feu) alors même que d’autres travaux montrent que les formes les plus graves touchent majoritairement les populations les plus âgées, défavorisées ou atteintes de différentes maladies chroniques ? Comment les inégalités sociales de santé ont-elles été prises en compte ou ignorées dans l’élaboration des stratégies populationnelles adoptées par la plupart des États ? Les interventions sanitaires ont-elles été accompagnées de mesures financières, d’accompagnement ou de services, visant à limiter leur impact pour celles et ceux qui sont en situation de vulnérabilité ?

Ce numéro sera particulièrement attentif aux recherches portant sur les savoirs et les connaissances qui, par leur épistémologie et/ou par leurs modes de collecte de données (dépistage, modélisation, récoltes et traitements statistiques), tendent à réduire, masquer ou simplifier les déterminants sociaux de la distribution des épidémies, ou à produire des effets de discrimination sur certains groupes (lieu et type de résidence, âge, genre, statut minoritaire ou racisé, profil socio-économique, accès aux soins).

Crises sanitaires et crises institutionnelles

Une première dimension institutionnelle des crises sanitaires renvoie à l’utilisation des données scientifiques dans l’élaboration des politiques de réponse aux crises sanitaires. Bien que la science balise le champ d’actions possibles sur la base de ses savoirs spécifiques, c’est bien aux gouvernements et à leurs élus que revient le soin de réduire l’ambiguïté, c’est-à-dire d’interpréter ces données pour orienter l’action publique en fonction des différentes phases d’une crise sanitaire. Toutefois, la pandémie de COVID-19 illustre bien à quel point l’espace médico-scientifique est lui-même traversé de controverses sur l’origine et les modes de contaminations, leur ampleur et les moyens de lutter contre les épidémies. Ces débats sont constitutifs des dimensions institutionnelles des crises sanitaires puisqu’ils amplifient les remises en question de la légitimité de la santé publique et qu’ils affectent la légitimité des gouvernements dont les décisions semblent guidées par des facteurs difficilement identifiables (Giddens, 1999). Ainsi, des travaux ont mis en évidence la création et le rôle joué par des organisations ad hoc qui, par leur expertise spécifique, viennent suppléer les organisations normalement responsables de la gestion des crises (Bergeron et al., 2020), comme ce fut le cas en France. Cette piste pourra être suivie dans d’autres contextes nationaux pour analyser comment la traduction des connaissances et expertises scientifiques pour l’action fait l’objet de rapports de pouvoirs qui déterminent les réponses gouvernementales pouvant contribuer à maintenir certaines formes d’ambiguïté. Que signifie, par exemple, être positif à un test PCR et quels usages politiques sont faits des résultats de ces tests ? À quoi renvoie la notion de « cas » à laquelle se réfèrent les pouvoirs publics et les médias pour justifier l’adoption de telles ou telles mesures ? La compréhension des dynamiques institutionnelles des crises sanitaires doit également prendre en compte les acteurs qui proposent et développent des solutions opérationnelles. Sans céder au déterminisme technique, comment, par exemple, analyser la généralisation des applications de traçage de contacts ou de dépistage comme solutions techniques promues par les pouvoirs publics de différents pays ? Dans quels espaces et entre quels acteurs s’élaborent des décisions dont la dimension technologique ne doit pas occulter leur caractère éminemment politique, tant dans leurs buts que dans leurs effets (Crespin, 2006, 2009 ; Lascoumes et Le Galès, 2004) ?

La dimension institutionnelle des crises sanitaires renvoie également aux défaillances organisationnelles des institutions, qui sont mises au jour et amplifiées en contexte de crise. Nous pensons, en particulier, aux difficultés auxquelles font face nombre de systèmes de santé. Les crises sanitaires peuvent alors représenter des opportunités pour renverser certains rapports de pouvoir et modifier les systèmes et politiques de santé existants. Cette hypothèse pourrait être explorée par l’entremise des expériences et des représentations des personnels hospitaliers et des patients. Par exemple, les personnes âgées ont fait l’objet de discours et de mesures de protection particuliers, parfois contestés pour leur caractère infantilisant. Elles ont été au cœur des crises des établissements de soins de longue durée, tant en France qu’au Québec. Salués comme des « héros » ou des « anges », le travail sous tension des personnels des établissements de soins a révélé l’ampleur des défaillances organisationnelles en matière de conditions de travail et de rémunération. Enfin, comme invisibilisés par la notion de « cas », les malades ont été assez absents des discours et des politiques de réponse à la pandémie. Quelles sont leurs trajectoires dans les établissements de soins, dans la phase aigüe de la maladie, mais aussi à moyen terme pour celles et ceux qui présentent des symptômes plus durables ? Enfin, nous proposons d’aborder une dernière dimension institutionnelle des crises sanitaires, soit celle de la temporalité des crises. Au-delà de l’urgence des premiers instants, les crises sanitaires continuent de produire des effets sanitaires, sociaux, économiques et politiques sur le moyen ou le long terme, tant en raison du problème sanitaire que des mesures adoptées pour tenter de résoudre la crise. D’autres crises sanitaires semblent ne jamais trouver de réponse politique et s’installent pour des décennies – pensons ici à l’absence d’accès à l’eau potable de plusieurs Premières Nations du Canada ou à l’insalubrité des logements en milieu urbain. Si des travaux ont souligné le rôle déterminant des luttes définitionnelles dans le cadrage sanitaire des problèmes publics (Gilbert et Henry, 2009), la question demeure celle des évolutions de ce cadrage à mesure que les crises s’éloignent des éléments déclencheurs, voire se normalisent. Dès lors, comment penser les transformations du cadrage sanitaire des crises vers d’autres formes de cadrage, qu’elles soient économiques, institutionnelles, sécuritaires ou sociales ? Est-ce que ces variations, voire les concurrences entre différents cadrages, conduisent les gouvernements à réajuster les réponses et les mesures prises initialement ? Qu’est-ce qui fait en sorte qu’une crise sanitaire réussit à maintenir ou, au contraire, perd l’attention des autorités publiques après une période de sidération associée à un évènement déclencheur (nouvelles maladies/virus, accident, catastrophe) ? Comment la temporalité et la dynamique de cadrage des crises sanitaires sont-elles affectées par différents cycles électoraux ?

Crises sanitaires et crises de la démocratie

Les crises sanitaires sont des occasions de remise en question de la légitimité de ceux qui sont en position d’autorité. Elles sont aussi des moments d’émergence et de diffusion de diverses théories du complot. Dans le cas de la pandémie de COVID-19, plusieurs constructions narratives ont été alimentées par la peur, l’incertitude et la désinformation. Ce numéro s’intéressera aux effets sur la démocratie, sur le débat public et sur la légitimité de l’État et des institutions publiques des différents discours politiques, médiatiques et complotistes qui accompagnent les crises sanitaires. Certaines mesures de lutte contre la COVID-19 et leurs déclinaisons opérationnelles (confinement, couvre-feu, port du masque dans l’espace public ou pour les enfants) sont contestées par les populations, comme par certains élus, qui mettent en avant leur inadéquation avec les caractéristiques de certains territoires, populations ou activités professionnelles. Face à ses formes de contestations publiques, voire de résistances revendiquées, comment les gouvernements ajustent-ils les mesures prises et selon quelles logiques d’arbitrage ? Assiste-t-on à des formes de compromis entre intérêts politiques, économiques et sanitaires ? C’est ici le travail politique de construction cognitive, normative et institutionnelle de la crise qui doit être interrogé.

Un autre aspect des enjeux démocratiques de la crise concerne les effets de réduction du débat public qu’opèrent certains types de discours politiques. Parmi eux, deux nous semblent récurrents. D’abord celui du chiffre. Si les propositions interrogeant les logiques de production des formes de quantification (statistique, prévision, modélisation, distribution) sur les épidémies et leurs conséquences sociales et économiques sont attendues, nous souhaitons également que ces travaux puissent intégrer les effets de leur circulation sur la définition publique des crises épidémiques et sur les solutions pour les résoudre. De nombreux travaux ont montré que le recours à la quantification comporte une dimension rhétorique qui permet de persuader l’audience à laquelle on s’adresse non seulement de l’existence, mais aussi de la pertinence et de l’ampleur de ce problème. En outre, ces chiffres permettent d’objectiver des causes aux crises, voire de désigner les agents et les comportements humains responsables (Stone, 1989). Certes, ces données peuvent être déformées en circulant dans différents espaces sociaux, par exemple dans les médias où le discours de la peur est omniprésent dans le traitement des crises. Sans juger de ces déformations, comment ce discours sur les chiffres s’avère-t-il une façon de gouverner en conférant aux problèmes ainsi quantifiés les propriétés d’un problème maitrisable (Rose, 1991) ? Le second discours est celui de la guerre. Des travaux en science politique l’ont bien montré, l’usage rhétorique par un gouvernement de la métaphore « guerrière » est une tactique efficace pour s’assurer un large soutien sur une politique donnée (Stone, 1997) et museler toute forme de critique. Énoncer publiquement la nécessité de mener une « guerre contre le virus », comme l’a fait le président français, s’inscrit dans une telle stratégie argumentative. Mais l’expression elle-même crée une ambiguïté sur la cible de cette guerre : le virus devient l’ennemi universel alors que les moyens qui sont mis en œuvre pour le combattre viseront avant tout la population, elle-même affectée différemment par le virus. Dès lors la question est de savoir à quelle conception du « tout » renvoie ce discours de la guerre : unité ou assemblée de différences ? Les propositions d’articles pourront décliner la façon dont ce type de discours a été activé et maintenu dans différents contextes nationaux. Il s’agira notamment d’être attentif à ce qu’il autorise comme acteurs légitimes à intervenir, aux types de normes qu’il permet d’activer, à ces effets sur l’organisation du débat public et aux mises en scène de l’action publique auxquels il donne lieu (Hilgartner, 2000) ? Quels effets symboliques et concrets produisent ces deux types de discours (chiffre et guerre) ? Quels autres discours ont mobilisés durant les crises sanitaires peuvent produire de tels effets de réduction du débat public ?  

Les contributions attendues devront s’inscrire dans l’une des trois dimensions politiques des crises sanitaires détaillées ci-dessus : crise sanitaire et inégalités sociales, crise sanitaire et crises institutionnelles, crise sanitaire et crise de la démocratie. Elles présenteront les résultats d’une recherche de type étude de cas ou étude comparative, ou des développements théoriques et/ou méthodologiques originaux. Les coordonnateurs du numéro sont particulièrement intéressés par des comparaisons entre différentes crises sanitaires (COVID-19 et sida, SRAS, zika, Ebola, grippe espagnole, etc.) et par les comparaisons entre pays ou entités subnationales.

Ce numéro comprendra des articles de recherche longs (40 000 signes) et des notes de recherche plus courtes (20 000 signes). Ces notes pourront prendre la forme de compte rendu de recherche en cours, de réflexions méthodologiques ou de questionnements théoriques orientant un travail en cours sur les crises sanitaires. Les deux types d’articles seront soumis à l’évaluation par les pairs.

Les autrices et auteurs sont invités à envoyer une proposition de contribution (1 à 2 pages ou environ 6000 signes) aux responsables du numéro (renaud.crespin@sciencespo.fr, clavier.carole@uqam.ca) avant le 5 mars 2021 pour les articles de recherche longs et avant le 30 avril pour les notes de recherche, en précisant leur affiliation universitaire. Les autrices et auteurs dont la proposition de contribution aura été retenue par le comité de rédaction seront invité.e.s à soumettre un article complet pour le 15 juin 2021 pour les articles de recherche longs et avant le 15 août 2021 pour les notes de recherche.

Références

Bergeron, Henri, Olivier Borraz, Patrick Castel et François Dedieu. 2020. Covid-19 : une crise organisationnelle. Paris, SciencesPo les presses.

Buton, François. 2006. « De l’expertise scientifique à l’intelligence épidémiologique l’activité de veille sanitaire », Genèses, 65 : 71-91.

Crespin, Renaud. 2006. « Drogues et sécurité routière : Changement politique ou nouvel usage des instruments ? », Revue française de science politique, 56, 5 : 813-836.

Crespin, Renaud. 2009. « Quand l’instrument définit les problèmes. Le cas du dépistage des drogues dans l’emploi aux États-Unis », dans Claude Gilbert et Emmanuel Henry (dir.). Comment se construisent les problèmes de santé publique. Paris, La Découverte : 213-236.

Giddens, Anthony. 1999. « Risk and Responsibility », Modern Law Review, 62, 1: 1-10.

Gilbert, Claude et Emmanuel Henry. 2009. Comment se construisent les problèmes de santé publique. Paris, La Découverte/PACTE.

Hilgartner, Stephen. 2000. Science on Stage. Expert Advice as Public Drama. Stanford, Stanford University Press.

Lascoumes, Pierre et Patrick Le Galès (dir.). 2004. Gouverner par les instruments. Paris, Presses de Science Po.

Rose, Nikolas. 1991. « Governing by Numbers: Figuring Out Democracy », Accounting, Organizations and Society, 16, 7: 673-692.

Singer, Merrill, Nicola Bulled, Bayla Ostrach et Emily Mendenhall. 2017. « Syndemics and the Biosocial Conception of Health », The Lancet, 389, 10072, 2017/03/04/: 941-950. http://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S014067361730003X

Stone, Deborah. 1997. Policy Paradox: The Art of Political Decision Making. New York, Norton.

Stone, Deborah A. 1989. « Causal Stories and the Formation of Policy Agendas », Political Science Quarterly, 104, 2: 281-300. https://www.jstor.org/stable/2151585 

Zylberman, Patrick. 2012. « Crises sanitaires, crises politiques », Les Tribunes de la santé, 34, 1 : 35-50. https://www.cairn.info/revue-les-tribunes-de-la-sante1-2012-1-page-35.html