APPEL LSP87 | Inégalités d’appropriation du logement et de l’habitat

LSP87, AUTOMNE 2021

Sous la direction d’Hélène Bélanger (Département d’études urbaines et touristiques de l’Université du Québec à Montréal) et Nadine Roudil (Centre de Recherche sur l’Habitat (UMR CNRS 7218 LAVUE), École Nationale Supérieure d’architecture de Paris Val de Seine)

Le logement, en tant que réalité physique offrant des possibilités de s’abriter et de pratiquer des activités quotidiennes, est central au bien-être physique et psychologique des populations et au développement des milieux de vie. Mais cet objet investi matériellement et symboliquement par des ménages perd parfois de sa valeur d’usage pour devenir un simple objet de spéculation, et ce, à différentes échelles. Ces deux visions se confrontent dans l’espace public et médiatique et tentent d’influencer la fabrique de la ville, ce qui n’est pas sans incidence sur les populations. Ce numéro vise à éclairer les différents types de rapports socio-inégalitaires d’appropriation du logement et de l’habitat dans ses formes individuelles et collectives et dans ses différentes logiques.

Le logement : indicateur d’inégalités et outil de spéculation

Les études sur le logement (housing studies) ont traditionnellement fait une grande place aux travaux réduisant le logement à une catégorie statistique permettant de « mesurer » différentes inadéquations entre l’offre en logement et les besoins des populations. On pense notamment aux crises du logement liées aux cycles de construction domiciliaire ou encore aux problèmes de salubrité ou de surpopulation comme indicateurs d’enjeux sociaux plus larges (Kemeny, 1991; Roncayolo et al., 1998). Cette approche de la recherche, limitée du point de vue théorique, permettrait entre autres de répondre aux demandes des différents paliers de gouvernement pour l’évaluation de leurs politiques (Clapham, 2002). Les décideurs politiques ont ainsi eu un impact important sur l’agenda de recherche, puisqu’ils occupent un rôle clé dans les systèmes de logement propres à chaque État. Ils sont maîtres d’œuvre de politiques et programmes de logement et établissent les règles du jeu via l’appareil législatif. Ce faisant, ils déterminent le rôle du privé qui s’est fait de plus en plus prépondérant ces dernières décennies. Les décisions prises par les promoteurs et les investisseurs ont eu un effet important sur le déclin ou la gentrification des quartiers et sur le développement des banlieues (Smith, 1996; Lorimer, 1981). Les États se sont, quant à eux, progressivement désinvestis de la production de logement pour répondre en partie à la crise des finances publiques, adoptant des politiques d’austérité fiscale qui ont pesé sur les programmes et aides fournies aux ménages pour se loger (Goering et Whitehead, 2017).

En parallèle aux tendances précédentes, les États se sont aussi engagés dans une dérégulation du secteur bancaire et de la finance, menant à la globalisation des marchés financiers et à une complexification des outils de gestion d’actifs. D’abord centrées sur les marchés financiers traditionnels (actions et obligations, papier commercial…), ces nouvelles approches en finance se sont diffusées à de nombreux autres domaines de l’activité économique, dont le logement, processus qui est aujourd’hui résumé sous le terme de financiarisation. Les acteurs de la haute finance sont ainsi de plus en plus présents sur les marchés du logement, substituant à une approche traditionnellement patrimoniale de gestion une approche dominée par les rendements financiers (Aalbers, 2017; Nappi-Choulet, 2013).

De par les motivations qu’ils portent, ces acteurs sont peu préoccupés par les besoins de la population, le logement étant réduit à un produit de spéculation parmi d’autres. Certes, le logement est un bien de consommation et de profit depuis longtemps, mais l’appropriation à cette fin se multiplie à toutes les échelles. Pensons notamment aux dynamiques de flip immobilier, source de « rénovictions » dans les quartiers en voie de gentrification, privant de plus en plus de ménages d’un toit ou d’un milieu de vie familier (Baeten et al., 2017; August et Walks, 2018). Pensons aussi aux locations à court terme de type AirBnB. Cette économie dite de partage se concentre dans les faits entre les mains de quelques joueurs, retirant des milliers d’unités de logement du marché locatif des grandes villes (Waschmuth et al., 2017), modifiant la dynamique des quartiers et influençant la desserte commerciale. Ces dynamiques, qui ne sont pas mutuellement exclusives, participent à la gentrification. Pensons enfin aussi à l’attrait croissant que le logement locatif, autrefois essentiellement entre les mains de petits investisseurs locaux, représente pour de grandes compagnies nationales ou internationales, alors même que l’accession à la propriété est rendue plus difficile à de nombreux ménages en raison des prix des propriétés et du resserrement des règles encadrant le prêt hypothécaire dans la foulée de la crise financière de 2008-2009 (Hulse et Reynold, 2017; Fields et Uffer, 2014; August et Walks, 2018).

Rapports socio-inégalitaires et droit au logement : structures, effets, politiques

Dans ces rapports socio-inégalitaires d’appropriation de l’espace, le logement représente le point d’ancrage des individus. Il devient cependant plus difficile à stabiliser pour une partie des ménages. Les inégalités d’accès au logement prennent de nouvelles formes, selon les contextes nationaux et locaux. Elles se traduisent d’abord par une insécurité ou précarité résidentielle accrue, dont les contours théoriques sont encore à définir, et qui intègre ou pas les dimensions psychosociologiques du logement (appropriation, sens du chez soi…) (Paton, 2013). Les questions d’accessibilité financière, de qualité physique du logement, d’adéquation aux besoins et de mobilité forcée continuent à se poser, même si c’est en de nouveaux termes ou à travers le réinvestissement de notions plus anciennes, comme celle d’exploitation. Les inégalités de logement se déclinent ensuite différemment pour différents groupes. Les processus de marginalisation qui touchent certaines populations les empêchent d’accéder, sur une base équitable, à un logement de qualité ou fragilisent leur position sur le marché du logement. Les jeunes ou les immigrants, nouveaux arrivés sur le marché, peuvent éprouver des difficultés à trouver un logement à un prix abordable (Dietrich-Ragon, 2013). Les personnes âgées peuvent se trouver fragilisées sur des marchés du logement en croissance alors que leurs revenus sont fixes (Bates et al., 2019; Simard, 2019). Enfin, le droit au logement et à la ville se voit souvent érodé par les investissements immobiliers, peu importe l’acteur qui les porte. L’inaction des pouvoirs publics est parfois aussi en jeu, lorsqu’ils ne fournissent pas les moyens (juridiques, financiers, techniques) nécessaires pour que les acteurs responsables de la mise en œuvre des politiques puissent le faire adéquatement. Les personnes qui vivent des situations d’insalubrité, d’éviction illégale et de harcèlement de la part de leur propriétaire se voient ainsi limitées dans leur capacité de recours et à faire valoir leurs droits (Gallié et Besner, 2017).

La lutte contre la COVID-19 est en partie un révélateur de ces inégalités et risque de les exacerber. Cette pandémie est sans précédent dans l’adoption de politiques, décrets et mesures de confinement partout au monde, transformant les pratiques quotidiennes à l’intérieur du logement tout comme les habitudes de consommation. Il est vrai que la situation de pandémie actuelle aura permis de ralentir, voire stopper certaines des dynamiques de spéculation, comme la location à court terme et touristique, et d’assister momentanément à l’adoption de moratoires sur les évictions ou l’interdiction de location de logements privés à court terme pour cause d’urgence sanitaire. Cette situation ajoute un nouvel éclairage sur des inégalités déjà existantes en matière de logement et d’habitat : surpopulation des logements, problèmes de santé liés à l’insalubrité, accès différenciés à des espaces extérieurs, immobilité résidentielle forcée.

Ce numéro propose d’éclairer la complexité de ces rapports socio-inégalitaires selon trois axes de recherche explorant les structures, les effets et les politiques.

Axe 1 – Les structures du rapport socio-inégalitaire : État, ménages, finance

Ce premier axe s’intéresse aux structures des rapports socio-inégalitaires pour leur rôle dans la production du logement et de l’habitat comme bien marchand. Nous nous intéressons à la démission de l’État et à l’accaparement du logement par le secteur financier, y compris dans le logement social, le logement pour personnes âgées ou le logement étudiant. Mais les articles pourront également éclairer les liens et dynamiques entre les pouvoirs publics et les acteurs du privé dans la création d’habitats « spectacularisés » ou « touristifiés », que ce soit en ville ou dans des milieux ruraux. Nous invitons également les contributions qui portent sur le rôle des ménages comme acteur structurant à plus petite échelle, mais non moins important, notamment dans la condoïsation (transformation en copropriétés) du marché du logement locatif, la création d’inégalités entre générations dans l’accès à la propriété ou le maintien à domicile.

Axe 2 – Les ménages face aux inégalités de logement : insécurité(s) et sécurité(s) résidentielles

Le deuxième axe s’intéresse aux effets, sur les ménages, des structures dans la production des inégalités de logement et d’habitat. Nous invitons les contributions qui explorent, à différentes échelles, l’immobilité forcée des ménages en situation de logement inadéquat, les discriminations vécues d’accessibilité au logement ou encore les mobilités physiques ou symboliques forcées des ménages. Nous nous intéressons aux différentes déclinaisons de l’insécurité vécue par les ménages, incluant dans ses dimensions psychosociologiques. Mais face à ces inégalités, nous invitons aussi les contributions qui se penchent sur les sécurités résidentielles des populations favorisées dans les rapports socio-inégalitaires au logement, entre autres dans leurs dynamiques d’entre-soi.

Axe 3 – Les politiques du droit au logement : mobilisations, pouvoirs publics et tiers secteur face aux inégalités

Ce troisième axe s’intéresse à la réponse sociale et politique face à ces rapports socio-inégalitaires au logement et à l’habitat. Si les contributions peuvent documenter les mouvements de mobilisation luttant pour le droit au logement sur la place publique, ou les tentatives des pouvoirs publics, surtout à l’échelle locale, de pallier leur désengagement dans la production de logement social par des stratégies de mixité sociale programmée ou leur équivalent, nous nous intéressons aussi aux alternatives plus ou moins récentes à la production publique ou privée du logement et de l’habitat : au tiers secteur qui occupe une place prépondérante comme alternative au développement de logement social depuis un certain temps, ainsi qu’à d’autres avenues, certaines subversives, dont le squat, peuvent trouver un écho favorable dans certaines collectivités, voire provoquer de la curiosité parmi certains pouvoirs publics plus progressistes.

Les autrices et auteurs sont invité·e·s à envoyer une proposition de contribution (1 à 2 pages, ou environ 6000 signes) à l’intention des responsables du numéro (belanger.helene@uqam.ca, nadine.roudil@paris-valdeseine.archi.fr) avant le 10 septembre 2020, en précisant leur affiliation universitaire. Les autrices et auteurs dont la proposition aura été retenue par le comité de rédaction seront invité·e·s à soumettre un article complet pour le 10 décembre 2020.

La revue ne publie que des textes inédits. Les auteurs et autrices sont tenu·es d’aviser la rédaction de tout projet de publication concurrent.

Références

Aalbers, Manuel B. 2017. The Variegated Financialization of Housing. International Journal of Urban and Regional Research, 41, 4 : 542-554.

August, Martine et Alan Walks. 2018. Gentrification, suburban decline, and the financialization of multi-family rental housing: The case of Toronto. Geoforum, 89 : 124-136.

Baeten, Guy, Sara Westin, Emile Pull et Irene Molina. 2017. Pressure and violence: Housing renovation and displacement in Sweden. Environment and Planning A: Economy and Space, 49, 3 : 631-651.

Bates, Laura, Robin Kearns, Tara Coleman et Janine Wiles. 2019. « You can’t put your roots down »: housing pathways, rental tenure and precarity in older age. Housing Studies, Online first : 1-26.

Chabrol, Marie, Anaïs Collet, Matthieu Giroud, Lydie Launay, Max Rousseau et Hovig Ter Minassian. 2016. Gentrifications. Paris, Éditions Amsterdam.

Clapham, David. 2002. Housing Pathways: A Post Modern Analytical Framework. Housing, Theory and Society, 19, 2 : 57-68.

Dietrich-Ragon, Pascale. 2013. Classement, déclassement, reclassement sur le marché résidentiel : L’exemple des occupants de logements dégradés parisiens. Revue française de sociologie, 54, 2 : 369-400.

Fields, Desiree, et Sabina Uffer. 2014. The financialisation of rental housing: A comparative analysis of New York City and Berlin. Urban Studies, 53, 7 : 1486-1502.

Gallié, Martin et Simon Besner. 2017. De la lutte contre les délais judiciaires à l’organisation d’une justice à deux vitesses : la gestion du rôle à la Régie du logement du Québec. Les Cahiers de droit, 58, 4 : 711-747.

Goering, John et Christine M. E. Whitehead. 2017. Fiscal Austerity and Rental Housing Policy in the United States and United Kingdom, 2010–2016. Housing Policy Debate, 27, 6 : 875-896.

Hulse, Kath et Margaret Reynolds. 2017. Investification: Financialisation of housing markets and persistence of suburban socio-economic disadvantage. Urban Studies, 55, 8 : 1655-1671.

Kemeny, Jim. 1992. Housing and Social Theory. London, Routledge.

Lorimer, James. 1981. La cite des promoteurs. Montréal, Boréal Express.

Nappi-Choulet, Ingrid. 2013. La financiarisation du marché immobilier français : de la crise des années 1990 à la crise des subprimes de 2008. Revue d’économie financière, 110 : 189-205.

Paton, Kirsteen. 2013. HSA Special Issue: Housing in « Hard Times »: Marginality, Inequality and Class. Housing, Theory and Society, 30, 1 : 84-100.

Roncayolo, Marcel, Laurent Coudroy de Lille et Yankel Fijalkow. 1998. Ville et logement dans Bonvalet et Jacques Bruns, dans Logement et habitat. L’état des savoirs. Paris, Éditions La Découverte et Syros : 27-33.

Simard, Julien. 2019. La précarité résidentielle chez les locataires vieillissantes à faible revenu. Vieillir et se loger en contexte de gentrification à Montréal. Thèse de doctorat, INRS Urbanisation Culture et Société.

Smith, Neil. 1996. The new urban frontier : gentrification and the revanchist city. London et New York, Routledge.

Wachsmuth, David, Danielle Kerrigan, David Chaney et Andrea Shillolo. 2017. Short-term cities Airbnb’s impact on Canadian housing markets. Montréal, School of Urban Planning, McGill University.