BD | Compte rendu n°4

Céline Bessière, Sibylle Gollac et Jeanne Puchol | Le Genre du capital. Enquêter sur les inégalités dans la famille | Paris, Delcourt, 2023 

Compte-rendu d’Isabel Ouellet Mata, étudiante à la maîtrise en science politique de l’Université du Québec à Montréal 

© Delcourt-La Découverte, 2023 – Bessière, Gollac, Puchol

L’expression « Le privé est politique » prend tout son sens dans la bande dessinée de Céline Bessière et Sibylle Gollac, toutes deux chercheuses en sociologie de la famille, respectivement de l’Université Paris-Dauphine et du Centre national de la recherche scientifique. Illustrée et scénarisée avec l’aide de Jeanne Puchol, Le genre du capital se fonde sur l’ouvrage du même titre et s’appuie sur un ensemble d’études sur les inégalités entre les genres dans la famille. Cette bande dessinée s’immisce avec humour dans les profondes inégalités qui subsistent dans la famille française par l’entremise d’une discussion de rue entre plusieurs chats. 

La mise en situation de la BD place le.la lecteur·trice au centre d’une discussion entre plusieurs chats. L’un des chats étant logé chez Sibylle Gollac, les résultats des multiples recherches sont présentés et vulgarisés au fil de leur conversation, certains vivant des situations, une séparation de leurs maîtres, par exemple, servant de prétexte et de fil conducteur aux discussions, d’autres semblant défendre un certain ordre établi (le chat du notaire). Les animaux domestiques symbolisent judicieusement une incursion au plus profond de la sphère privée, ceux-ci partageant non seulement le quotidien, mais également les méandres et obstacles de la vie des humains.  

Selon les croyances populaires, l’intégration des femmes au secteur productif est synonyme d’un plus grand levier sur leurs finances et d’une croissance économique globale majeure. Or, non seulement le fossé des inégalités de capital se creuse entre les groupes sociaux, mais le gouffre séparant les genres s’agrandit tout autant. Cette bande dessinée s’intéresse aux inégalités oubliées entre les genres — elles sont par exemple omises dans l’ouvrage phare sur les inégalités de Thomas Piketty, Le capital au XXIesiècle. Ces inégalités sont attribuables non seulement à des référents sociaux, mais aussi à des mécanismes institutionnels. 

Inégalités perpétrées par des référents sociaux 

En nous rappelant que le mot patrimoine vient du latin « patrimonium » qui signifie « qui provient du père », d’importantes variations dans l’héritage sont tout d’abord présentées. En effet, les parents ont tendance à privilégier les fils et plus particulièrement les premiers de famille lors de la distribution, ce qui explique en partie que les inégalités entre les genres aient doublé en moins de vingt ans (Bessière, Gollac et Puchol, 2023). Les hommes reçoivent généralement les biens dits « structurants » du patrimoine, comme des biens professionnels, des biens immobiliers, des terres, et ce, souvent de manière anticipée. Ces biens structurants, reçus bien avant leurs consœurs, combinés à des tendances à sous-estimer la valeur de ceux-ci lors de la distribution chez les notaires, favorisent l’enrichissement masculin. Selon les données recueillies, l’écart est passé de 9 % à 16 % entre 1998 et 2015. Ces écarts en apparence faibles sont néanmoins significatifs, tant statistiquement que par l’effet qu’ils peuvent avoir sur la destinée économique des individus. Les référents sociaux bénéfiques aux hommes sont également présentés sous forme de préjugés collectifs entourant la dévalorisation du travail domestique non rémunéré. La bande dessinée présente une entrevue choc, mais bien réelle, dans laquelle une magistrate témoigne d’un mépris collectif envers ces femmes dont « on prenait soin ». Elle s’insurge contre les femmes au foyer qui épousaient des hommes riches sans occuper d’emploi, et n’hésite pas à trancher ses décisions en faveur des ex-conjoints. La prise en compte du travail ne relevant pas de la sphère productive est un enjeu de taille, et ce, plus de soixante-dix ans après que Simone de Beauvoir l’ait critiqué et théorisé (Bessière, Gollac et Puchol, 2023). 

© Delcourt-La Découverte, 2023 – Bessière, Gollac, Puchol

En outre, des référents sociaux perçus comme étant plus progressistes ont aussi des effets inégalitaires sur le capital des femmes. Le régime du mariage en communauté d’acquêts, dans lequel les couples mettent leurs biens et leurs revenus en commun, était le régime institué d’office en cas de mariage. Cette mise en commun des biens entre conjoints agit comme un lisseur d’inégalités, tous les capitaux appartenant aux deux époux à 50 %. Dorénavant, les conjoints préfèrent garder leur indépendance financière en rejetant le mariage ou en s’unissant sous un régime de séparation de biens. En cas de divorce ou de séparation, ce sont donc les femmes qui sont les plus souvent lésées financièrement. Étant femmes au foyer, travaillant à temps partiel ou simplement en gagnant un salaire moindre que celui de leur ex-conjoint, leur retraite et leur épargne en souffrent. L’individualisation du capital invisibilise davantage le travail non rémunéré. Contrairement aux femmes, les hommes mariés ont de meilleures carrières et gagnent plus d’argent, entre autres grâce au travail gratuit effectué par leurs épouses. 

Les autrices s’attardent également au présupposé de la disponibilité inconditionnelle des femmes pour les besoins des enfants et de son corollaire, la présomption de l’implication moindre des hommes du fait de l’importance que revêt leur travail productif dans l’imaginaire collectif.  

Inégalités institutionnelles et juridiques 

Ces référents sociaux se répercutent dans les institutions étatiques et judiciaires. Chez les plus nantis notamment, le système juridique protège les capitaux par diverses stratégies. Par exemple, les notaires jouent un rôle de premier plan dans la perpétuation de ces inégalités en diminuant la valeur de certains biens pour favoriser les fils dans l’objectif marchand de fidéliser ceux-ci dans le cadre d’une relation commerciale qui se construit parfois sur plusieurs générations (Bessière, Gollac et Puchol, 2023). En tant que lecteur·trice, on ne peut que constater la présence d’une forme de « boys club » dans l’univers notarial français. 

© Delcourt-La Découverte, 2023 – Bessière, Gollac, Puchol

Au-delà de l’univers notarial, cette bande dessinée présente une analyse fondamentale du travail du care des femmes, qui est non rémunéré, exploité et attendu, par contraste avec le travail productif des hommes, qui est valorisé, rémunéré et protégé par les institutions juridiques.  

En cas de séparation ou de divorce, le fardeau de saisir les tribunaux pour recevoir une pension alimentaire et la réclamer en cas de non-paiement incombe à la femme. En cas de séparation impliquant des enfants, le père se trouve en position dominante. C’est lui qui « offre », il a le pouvoir de dépenser et se retrouve dans une posture presque charitable. La justice veut préserver la position masculine en tant que pourvoyeur financier pour une nouvelle famille éventuelle, au détriment des besoins de son ex-épouse et de ses enfants. La valeur morale du salaire masculin est plus grande, donc valorisée et maintenue (Bessière, Gollac et Puchol, 2023).  

© Delcourt-La Découverte, 2023 – Bessière, Gollac, Puchol

Dans cette optique, il existe un biais de genre dans les jugements des tribunaux au moment d’un divorce, en ce qui concerne la disponibilité inconditionnelle des femmes pour leurs enfants et leur adaptation obligatoire aux convenances de l’ex-mari. Au-delà des attentes de disponibilité permanente des femmes pour le travail domestique, les montants des prestations compensatoires et des pensions en cas de divorce avantagent souvent le conjoint, puisqu’ils dépendent de ce que l’ex-mari prétend pouvoir verser et non des besoins de la mère et des enfants (Bessière, Gollac et Puchol, 2023). En outre, le travail de prise en charge, le travail domestique et la perte de salaire des mères sont ignorés dans les calculs des prestations.  

En plus de se pencher sur la division sexuelle du travail, cet ouvrage s’intéresse au classisme dans les inégalités. Les mères des classes populaires représentent les personnes les plus désavantagées en cas de divorce, l’écart entre leur salaire et celui de leur mari étant plus important. En donnant des exemples probants de cas réels, les autrices montrent l’étendue des problèmes d’accès à la justice des femmes issues de populations vulnérables qui méconnaissent leurs droits et leurs recours. Reprenant la célèbre phrase de Louise Michel « esclave est le prolétaire, esclave entre tous est la femme du prolétaire », les autrices concluent avec panache en ajoutant : « et encore plus esclave, l’ex-femme du prolétaire » (Bessière, Gollac et Puchol, 2023 : 122). 

Conclusion 

Critique simultanée du capitalisme et du sexisme ambiant, cet ouvrage vulgarise avec brio une problématique complexe et deux décennies de recherche sur le sujet. Cette bande dessinée arrive à rendre digestes et intelligibles des questions fastidieuses de capital, d’héritage et de droit, ce qui n’est pas une mince affaire et nécessite parfois le détour par des explications plus techniques, qui pourront peut-être en dérouter plusieurs, mais qui, s’ils·elles font l’effort de poursuivre, leur permettront de mieux comprendre un mécanisme essentiel de la reproduction sociale des inégalités. 

En intégrant les inégalités de genre et de classe, cet ouvrage brosse un portrait assez exhaustif des écarts de richesses entre les hommes et les femmes en France en analysant la question dans les jugements des tribunaux, dans les actes notariaux et au sein même des familles. Au moment de refermer le livre, on regrette peut-être que d’autres variables n’aient pas été prises en compte, comme l’origine ethnoculturelle ou la trajectoire migratoire et résidentielle, les conceptions liées à l’héritage peuvent en effet varier d’une culture à l’autre, et la mobilité à plus ou moins grande distance interférer sur les relations familiales. Malgré ces remarques, cette bande dessinée offre une plongée unique au sein de travaux de recherche d’une grande originalité et donne à voir les mécanismes institutionnels et juridiques à l’origine des inégalités économiques de genre. Elle met aussi en scène les chercheuses dans leur pratique quotidienne de recherche et lève ainsi le voile sur les méthodes mises en œuvre et rapports au terrain élaborés au fil de 20 ans d’études. Un plus pour mieux saisir la fabrique des sciences sociales !