APPEL LSP95 | Fabrique, usages et effets des catégories migratoires internationales
AUTOMNE 2025
Sous la direction de Juliette Dupont (UCLouvain) et Ahmed Hamila (Université de Montréal)
Ces dernières années, de nombreux travaux se sont consacrés à l’analyse critique des catégories qui nomment et ordonnent les populations migrantes, leur accordant des droits différenciés en fonction de la case administrative où elles sont classées (Martiniello et Simon, 2005; Auguin et al., 2010; Lendaro, 2019; Lepoutre et Malogne-Fer, 2022). Ces logiques de tri se trouvent au cœur de l’action des pouvoirs publics face au défi des migrations internationales (Agier, 2019). La « crise de 2015 » en Europe a révélé le fétichisme catégoriel des gouvernements opposant « vrai∙es » réfugié∙es aux personnes poursuivant des objectifs migratoires économiques pour justifier l’exclusion des second∙es, alors même que cette distinction est une construction sociale historique (Akoka, 2020), ne reflétant aucunement la complexité des facteurs sociaux, économiques et politiques poussant à l’exil (Crawley et Skleparis, 2018). Cette même catégorie de migrant∙es dit∙es économiques est au contraire valorisée en Amérique du Nord, où les entités étatiques compétitionnent pour les attirer et les retenir (Xhardez, 2024), venant brouiller la signification internationale des catégories migratoires et nous questionner sur la pertinence de leur circulation transnationale.
S’inscrivant dans la continuité de ces travaux, ce numéro thématique propose de rassembler des contributions pluridisciplinaires qui questionnent la fabrique, la circulation, les usages ainsi que les effets des catégories migratoires, aussi bien sur le plan socio-politique que scientifique.
Catégoriser les mobilités
Un courant entier de la sociologie de l’action publique s’est intéressé au processus de catégorisation, notamment parmi les tenants de l’approche socio-historique de l’action publique. Catégoriser implique la détermination de critères d’inclusion et d’exclusion qui, par définition, ne sont jamais neutres (Sayad, 2006). S’inspirant des travaux de Foucault sur les dynamiques d’étatisation et des dispositifs, ces travaux ont cherché à examiner la manière dont ces critères d’inclusion et d’exclusion sont déterminés ou, dit autrement, comment s’opère la « mise en administration de la société » (Payre et Pollet, 2013, 45). Leur objectif est ainsi d’analyser l’action publique et l’État en fonction de la production de ses catégories d’intervention, de leurs effets cognitifs et normatifs et des pratiques qui en découlent (Lascoumes et Le Galès, 2004).
Ces recherches sur la fabrication par l’État de catégories d’« ayant droit » dans le cadre de ses politiques sociales ont mis en évidence le rôle crucial joué dans leur établissement par ceux et celles que ces catégories sont censées désigner. À l’instar de Gérard Noiriel (1988; 1991; 1992; 1997), figure de proue de l’approche socio-historique, plusieurs ont élargi leurs analyses aux groupes qui ne sont pas en mesure de faire valoir leurs droits dans le processus de catégorisation, notamment parce qu’ils∙elles ne sont pas citoyen∙nes de l’État, soit les demandeurs et demandeuses d’asile, ainsi que les réfugié∙es. Noiriel (1991) soutient ainsi que, dans ce cas de figure, le processus de catégorisation étatique ne résulte pas d’un travail de mobilisation des personnes directement concernées. Au contraire, ces catégories sont l’effet des formes d’exclusion pratiquées par l’État à la fin du XIXe siècle, au moment où le grand partage entre nationaux∙les et étranger∙es s’est accompli. Les travaux de Noiriel ont été complétés par une série d’études s’inscrivant dans la même perspective (Barros, 2005; Bernardot, 2008; Laurens, 2009).
Si ces travaux se concentrent essentiellement sur la dimension cognitive du processus de catégorisation, plusieurs auteur∙es ont appelé à dépasser une telle perspective pour penser les catégories d’action publique « à la confluence entre construction intellectuelle et épreuve de réalité » (Zimmerman, 2003, 242). Dans ces recherches, la focale d’analyse est souvent portée sur les fonctionnaires de première ligne et leurs interactions avec les administré∙es. Une telle démarche conduit à mettre en évidence ce que les catégories peuvent avoir d’instable et à montrer qu’elles peuvent être renégociées et redéfinies (Dubois 2003, 349). Les travaux d’Alexis Spire (2005; 2008) sur les « guichets de l’immigration » s’inscrivent dans cette perspective, à l’intersection de la sociologie historique et de la science administrative.
Dans la suite de ces évolutions, les chercheur∙es qui s’intéressent aux phénomènes migratoires ont proposé des analyses du processus de catégorisation des migrant∙es qui articulent plusieurs niveaux de gouvernement et considèrent à la fois le rôle des acteurs étatiques et non-étatiques dans la production catégorielle. Bien que ne se réclamant pas tou∙tes de l’approche socio-historique, la plupart adoptent une démarche processuelle et contextuelle au carrefour de l’histoire et de la sociologie. Le numéro thématique de la Revue européenne des migrations internationales, dirigé par Martiniello et Simon (2005), consacré aux enjeux de la catégorisation, rassemble plusieurs de ces auteur∙es. Dans leur introduction, Martiniello et Simon nous invitent à dépasser tout « déterminisme étatique » (ibid. : 2) dans l’analyse de la production catégorielle et à penser le processus de catégorisation en tant qu’activité multiple et multi-située.
Plus récemment, deux numéros thématiques de la revue interdisciplinaire Migrations société sont venus enrichir ce champ (2010 ; 2022). Dans le premier numéro, à travers le prisme de la catégorisation, Auguin et ses collègues (2010 : 28) proposent d’étudier « comment les acteurs, qu’ils soient migrants, législateurs, travailleurs sociaux, membres d’une association ou encore chercheurs, catégorisent-ils dans le but d’évoquer la migration malgré son caractère toujours mobile par essence ? ». Il s’agit ainsi de faire état de la variété d’acteurs qui jouent un rôle dans la production catégorielle au lieu de se concentrer exclusivement sur l’État et ses administrations. Dans le deuxième numéro, les auteur∙es adoptent une démarche davantage critique pour souligner les effets d’enfermement, de stigmatisation et de discrimination de la production catégorielle. Ce faisant, ils∙elles questionnent les terminologies utilisées pour nommer le phénomène migratoire ainsi que les enjeux méthodologiques et éthiques qui en découlent. Par ailleurs, ce numéro thématique témoigne de l’intérêt grandissant pour la renégociation des catégories par les catégorisé∙es, qui en font des usages stratégiques pour mener à bien leurs projets de mobilité, à l’image des jeunes mineur∙es isolé∙es étudié∙es par Marmié (2022).
Mises à jour et nouvelles pistes à explorer
Dans le prolongement de ces réflexions interdisciplinaires sur la catégorisation des migrations, ce numéro thématique compte participer au renouvellement du débat sur les catégories migratoires à travers les trois axes suivants :
Axe 1 : Fabrique et circulations des catégories migratoires
Cet axe vise à penser l’émergence de « nouvelles » catégories juridiques, administratives et politiques des mobilités et leur circulation dans un contexte transnational. Ces catégories « apparaissent » dans un contexte de multiplication et de diversification des acteurs (locaux, nationaux et internationaux) qui interviennent dans le domaine des migrations. Alors qu’il est établi dans la littérature que l’État n’est pas le seul producteur catégoriel dans le domaine migratoire (Auguin et al., 2010), on assiste ces derniers temps à une complexification du jeu d’acteurs intervenant dans le domaine migratoire où on voit se multiplier de nouveaux types d’acteurs comme des collectifs citoyens, des entreprises privées (Hamidi et Paquet 2019) ou encore des municipalités (Flamant et Lacroix 2021) qui se positionnent sur « ce marché ». Il convient dès lors de se questionner sur leur rôle dans la fabrique des catégories migratoires.
La fabrique de ces catégories vise généralement à prendre en compte de nouveaux besoins économiques ou réalités socio-politiques, à l’instar de la catégorie de « métier en tension » initialement présente dans la réforme de l’immigration adoptée en France fin 2023. Ainsi, dans le cadre de cet axe, il s’agit de réunir des contributions qui se pencheront sur les processus de fabrique de ces nouvelles catégories migratoires et les interactions intra-institutionnelles qu’elles impliquent. Il s’agit en outre de dépasser l’angle du restrictionnisme pour s’intéresser à la genèse de catégories qui visent à encadrer les mobilités privilégiées, à l’image des passeports-talents, des visas « dorés » ou encore des titres de séjour pour les nomades digitaux, en multiplication depuis la pandémie de COVID-19.
Ces nouvelles catégories migratoires circulent internationalement. Paradoxalement leur fabrique a surtout été pensée à l’échelon national. Ainsi, dans le cadre de cet axe, il s’agira entre autres de réunir des contributions qui s’intéresseront au rôle des échelons de gouvernance supranationaux dans la fabrique des catégories migratoires. Nouant un dialogue privilégié et fécond entre les enjeux de catégorisations migratoires et les questions supranationales et transnationales, il s’agira de mettre en évidence, à travers cet axe, les processus de circulations de savoir et d’innovation pour créer un pont avec l’approche des transferts des politiques publiques.
Axe 2 : Usages et usager∙es des catégories migratoires
Centré sur les stratégies, pratiques et discours des personnes mobiles, cet axe cherche à réunir des articles qui interrogent l’appropriation par les usager∙es des catégories qui les visent pour ainsi restituer leur agentivité dans le processus de catégorisation migratoire. Que les régimes de mobilité soient restrictifs ou davantage facilités (Paquet et Belkhodja, 2021), les personnes en migrations ont des marges de manœuvre et de négociation pour s’approprier, voire s’affranchir des catégories les visant. À partir des pratiques et des trajectoires des sujets mobiles, il s’agit de mettre en lumière ces stratégies qui subvertissent des catégories administratives en apparence figées.
Plusieurs courants académiques proposent de saisir l’action publique au prisme de celles et ceux à qui les politiques s’adressent. L’approche de la réception s’intéresse ainsi aux bénéficiaires, à leurs expériences sociales et aux usages qu’ils∙elles font des catégories administratives auxquelles ils∙elles sont assigné∙es ou éligibles (Revillard, 2018; Levy et Warin, 2019). Plus critique, l’approche des publics interroge les pratiques et les représentations des publics gouvernés, situées sur un continuum entre conformation et résistance à l’action publique (Gourgues et Mazeaud, 2019). Cette dernière approche résonne entre autres avec la notion d’infrapolitique (Scott, 1990) qui considère les pratiques banales et les textes cachés des acteurs subalternes et dominés comme des vecteurs de contestation de l’ordre politique. Centré sur les expériences de l’exil et de la mobilité, le courant d’autonomy of migration se détache de la vision passive de sujets qui « subiraient » les politiques migratoires en étudiant plutôt leurs réponses tactiques et pratiques et comment celles-ci contournent, voire se développent, indépendamment des dispositifs de contrôle migratoire (De Genova, 2017).
Cet axe souhaite susciter des contributions qui portent sur les usages de procédures administratives telles que les demandes de visa ou d’asile (Scheel, 2018). L’axe s’intéresse également à la réception et l’appropriation des catégories de mobilités privilégiées, dans le cadre de migrations « Nord Global-Nord Global » ou « Nord Global-Sud Global ». Il s’agit d’étudier, par exemple, les usages de mobilité étudiante ou expatriée afin d’accumuler un capital international (Wagner, 2020) pouvant être réinvesti dans d’autres espaces ; l’articulation entre carrières et usages du bénévolat international ou de formes alternatives telles que l’expérience woofing à l’étranger (Lelièvre, 2023), ou encore l’appropriation de catégories migratoires hybrides tels que les PVT (permis vacances travail) par des individus en mobilité (Coderre et Nakache, 2022).
Dans cet axe, il sera particulièrement pertinent d’interroger les propriétés sociales des personnes mobiles et le rôle des différents ressources et capitaux mobilisés dans les processus d’appropriation des catégories qui les visent, ou auxquelles elles aspirent à se conformer. Dans cette optique, nous invitons notamment des contributions mobilisant les approches de capital mobilitaire (Ceriani-Sebregondi, 2003) ou encore de migration-facilitating capital (Kim, 2018).
Axe 3 : Effets des catégories migratoires
Plusieurs travaux ont déjà démontré que les catégories migratoires représentent davantage les sociétés qui les fabriquent plutôt que les individus qu’elles sont censées représenter (Akoka, 2020). Ainsi, la remise en question des catégories migratoires n’est pas nouvelle, plusieurs critiquant notamment comment ces catégories publiques et scientifiques réifient une réalité plus complexe qu’elles sont incapables de capturer.
La plupart de ces travaux insistent sur la violence des catégories migratoires, appelant notamment à les assouplir (Mellon et al. 2020). Au-delà de ces travaux, dans le cadre de cet axe il s’agit de réunir des contributions qui visent à dépasser la simple lecture des catégories migratoires comme un dispositif restrictif pour penser ces catégories comme étant également un moyen de cibler certaines franges de la population et les attirer sur son territoire.
Par ailleurs, au-delà des usages à des fins stratégiques et/ou de résistance, abordés dans l’axe 2, dans le cadre de cet axe il s’agit de réunir des contributions qui interrogent ce que font les catégories aux catégorisé∙es. Cet axe accueillera ainsi des recherches portant sur le lien entre catégories migratoires et parcours biographiques et identitaires des migrant∙es. Il sera par exemple question des effets psychiques des catégories (d’Halluin, 2009), ou encore de l’impact des catégories migratoires sur la trajectoire militante ou politique des individus.
De manière plus large, les travaux intégrés à cet axe chercheront à apporter des éclairages singuliers sur les effets socio-politiques des catégories migratoires, mais également dans le cadre des débats scientifiques, épistémologiques, analytiques, méthodologiques et sémantiques (Dahinden, Fischer, et Menet, 2021) en incluant par exemple les réflexions sur les catégories de « issu∙es de l’immigration », d’« enfants d’immigré∙es » ou encore de migrant∙es de première, deuxième et désormais de troisième génération (Bertheleu, 2023; Ferry et Simon, 2023), venant prolonger l’assignation au statut de migrant∙es à des générations de nationaux∙les (Ben-Cheikh et Mekki-Berrada, 2020).
Indications complémentaires et calendrier
Quel que soit l’axe privilégié, les articles attendus reposeront sur les résultats de travaux empiriques en lien avec la thématique du numéro. Ils pourront aussi prendre la forme de contributions aux débats théoriques et méthodologiques.
Les auteur∙ices sont invité∙es à envoyer une proposition de contribution (1 à 2 pages, environ 6.000 signes), en précisant leur affiliation universitaire, avant le 15 juin 2024, aux deux responsables du numéro : Juliette Dupont (juliette.1.dupont@uclouvain.be) et Ahmed Hamila (ahmed.hamila@umontreal.ca). Celles et ceux dont la proposition aura été retenue par le comité de rédaction seront invité∙es à soumettre un article complet pour le 1er décembre 2024. La parution du numéro thématique est prévue pour l’automne 2025.
La revue ne publie que des textes inédits. Les auteur∙ices sont tenu∙es d’aviser la rédaction de tout projet de publication concurrent.
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