Théoriser un sentiment de minorisation : les francophonies canadiennes entre philosophie politique et psychologie sociale

Jérôme Melançon et Sean E. Moore

Article complet du #86 | Émotions et politique

FR : Le but de cet article est de fournir une première théorie quant à l’existence d’un sentiment de minorisation qui ferait partie de l’expérience des groupes minoritaires et aiderait à comprendre leurs revendications et leur comportement politiques. Il vise aussi à développer cette théorie au contact de la réalité des francophones du Canada en situation minoritaire, qui se définissent eux-mêmes par cette situation plutôt que géographiquement (comme hors Québec). Nous procédons d’abord à partir d’une lecture croisée de l’oeuvre philosophique de Deleuze et Guattari et de celle de Tocqueville, afin de préciser le sens du concept de minorité en relation au pouvoir et hors de la référence à la démographie, puis d’esquisser les contours des sentiments de minorisation et d’égalité. Nous passons ensuite aux travaux contemporains en psychologie sociale portant sur les émotions collectives et les relations intergroupes pour valider et préciser davantage les résultats de cette lecture. Enfin, nous nous tournons vers l’événement du « jeudi noir » de l’Ontario français, quand le gouvernement provincial mit fin à deux institutions assurant les services aux Franco-Ontarien·ne·s, pour examiner la réaction de la population francophone à travers le prisme du sentiment de minorisation. Il ressort de cette étude et de cette catégorisation de sentiments politiques liés à la relation à la norme sociale qu’un sentiment de minorisation peut émerger dans un contexte où un groupe se sent égal ou supérieur aux autres et s’attend à pouvoir participer à la définition de la norme pour la société plus large.

Mots-clés : émotions collectives, sentiments politiques, minorités, minorisation, relations intergroupes, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Alexis de Tocqueville, communautés francophones en situation minoritaire 

EN : This article aims to provide a first theorization as to the existence of a feeling of minoritization that would be a part of the experience of minority groups, and which would help to understand their political claims and behaviour. It also aims to develop this theory in contact with the reality of Canadian Francophones in minority situations, who define themselves through this situation rather than geographically (as outside Québec). We first proceed through crossed readings of the philosophical works of Deleuze and Guattari and of Tocqueville, in order to bring precision to the concept of minority in relation to power and outside of a reference to demography, before sketching the outline of the feelings of minoritization and of equality. Secondly we move on to the contemporary literature on collective emotions intergroup relations in order to validate and further make precise the results of these readings. Finally, we turn to the event of « black Thursday » in Francophone Ontario, when the provincial government brought an end to two institutions serving Franco-Ontarians, in order to understand the reaction of the Francophone population in relation to the feeling of minoritization. This study finds, through a categorization of political feelings tied to the relationship to social norms, that a feeling of minoritization can emerge in a context where a group feels it is equal or superior to other groups and expects to be able to play a part in the definition of what constitutes the norm for the wider society.

Keywords: collective emotions, political feelings, minorities, minoritization, intergroup relations, Gilles Deleuze, Félix Guattari, Alexis de Tocqueville, Francophone communities in minority situations 

Article complet du #86 | Émotions et politique