#93 | Qu’est-ce qu’une vie sobre ?
Pour faire face à la catastrophe climatique qui prend forme sous nos yeux, la sobriété est devenue un impératif aussi bien économique, moral que politique. Mais qu’est-ce que la sobriété ? Et en quoi est-elle le garant d’une bonne vie ?
Ce numéro propose d’apporter des réponses en examinant les valeurs qui sont associées à la sobriété, les leviers qui sont actionnés en son nom pour rompre avec la société industrielle, les multiples expérimentations que l’on peut observer au plus près du terrain ainsi que les modalités, parfois fort contradictoires, que dans la vie quotidienne ses promoteur·trices sont amené·es à adopter.
Sommaire
Introduction
Qu’est-ce qu’une vie sobre ?
Pascale Devette et Michel Lallement
Section 1 – Les valeurs de la sobriété
La décroissance soutenable comme politique de sobriété
Yves-Marie Abraham
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FR : Alors que l’innovation technologique et les stratégies d’« internalisation des externalités » ne suffisent manifestement pas à concrétiser les promesses du « développement durable », plusieurs responsables politiques occidentaux ont commencé à présenter la sobriété comme la voie du salut face à la « crise climatique ». Outre le fait que la catastrophe écologique en cours est loin de se limiter aux effets actuels et prévisibles du réchauffement climatique, il est inquiétant d’entendre l’oligarchie en place promouvoir une telle idée. Car la sobriété sans la justice, c’est l’austérité. Au nom de « l’urgence climatique », le risque est grand que l’égalité et la liberté soient davantage encore qu’aujourd’hui sacrifiées sur l’autel de la sacro-sainte efficacité. Pour éviter cela, l’appel à la sobriété doit aller de pair avec la lutte contre les inégalités et la défense de la démocratie. C’est en substance ce que revendiquent les partisans de la « décroissance soutenable », dont le programme se résume en trois points : produire moins, partager plus, décider ensemble. Reste à préciser l’horizon de mise en oeuvre de ces principes. C’est ce que propose la deuxième partie de cet article, en suggérant l’adoption d’une politique de décroissance (ou de sobriété) qui combinerait la « perspective de subsistance », la perspective low-tech, la perspective communaliste et la perspective biorégionaliste.
Mots clés : décroissance, justice, autonomie, subsistance, communs, low-tech, biorégion, municipalisme
EN : At a time when technological innovation and strategies to « internalize externalities » are clearly not enough to realize the promises of « sustainable development », several Western political leaders have begun to present sobriety as the path to salvation in the face of the « climate crisis ». Quite apart from the fact that the ecological catastrophe is far from being limited to the current and foreseeable effects of global warming, it is worrying to hear the oligarchy promoting such a notion. For sobriety without justice is austerity. In the name of the « climate emergency », there is a great risk that equality and freedom will be sacrificed even more than they are today, on the altar of sacrosanct efficiency. To avoid this, the call for sobriety must go hand in hand with the fight against inequality and the defense of democracy. This is essentially what the advocates of « sustainable degrowth » claim, whose program can be summed up in three points: produce less, share more, decide together. All that remains to be done is to specify the horizon for implementing these principles. This is what the second part of this article proposes, by suggesting the adoption of a policy of degrowth (or sobriety) that would combine the « subsistence perspective », the low-tech perspective, the communalist perspective and the bioregionalist perspective.
Keywords: degrowth, justice, autonomy, subsistence, commons, low-tech, bioregion, municipalism
Peut-il y avoir une vie sobre sans travail sobre ?
Valérie Deruelle et Jean-Luc Metzger
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FR : Être sobre, impératif moral, consiste à limiter durablement les empreintes des activités humaines. Les réflexions de Judith Butler (2014) sur la vie bonne permettent de soutenir qu’une vie sobre ne peut idéalement se concevoir que par la délibération entre égaux, dans une société où chaque collectivité : d’une part, prend conscience de ses propres vulnérabilités (environnementales et sociales) ; d’autre part, reconnaît sa part de responsabilité dans la production de ces vulnérabilités ; et enfin, décide d’agir, de façon solidaire, pour les réduire. Parmi les facteurs permettant d’identifier les vulnérabilités et leur inégale distribution, le travail joue un rôle clé.
Nous poserons qu’un travail peut être dit sobre s’il respecte les conditions suivantes : 1) les travailleurs participent aux décisions concernant leur production et l’organisation de leur activité ; 2) celles-ci répondent à l’intérêt général ; 3) ils prennent en compte l’impératif de limiter les empreintes de leurs activités ; 4) les évolutions du droit du travail rendent pérenne cette configuration.
Pour tester la pertinence de ce cadre d’analyse, nous mobilisons les résultats d’une étude empirique portant sur des travailleurs « engagés » du numérique : a) les premiers ont mis en oeuvre des projets/organisations de plateformes coopératives numériques ; b) les seconds, salariés d’une multinationale, essayent, dans leurs pratiques quotidiennes, de mener des activités sobres. Si le travail dans les coopératives numériques correspond à notre définition, il n’en va pas de même au sein de la multinationale, l’impératif de sobriété entrant en tension avec celui de la création de valeur pour l’actionnaire.
Mots clés : Travail sobre, Coopératives numériques, Vulnérabilité, Vie bonne, Empreintes environnementales, Empreintes sociales
EN: Being sober, a moral imperative, involves sustainably limiting the footprints of human activities. Judith Butler’s (2014) reflections on the good life suggest that a sober life can ideally only be conceived through deliberation between equals, in a society where each community: firstly, becomes aware of its own vulnerabilities (environmental and social); secondly, recognises its share of responsibility in the production of these vulnerabilities; and finally, decides to act in solidarity to reduce them. Among the factors that make it possible to identify vulnerabilities and their unequal distribution, work plays a key role.
We will assume that work can be said to be sober if it meets the following conditions: 1) workers participate in decisions concerning their production and the organisation of their activity; 2) these decisions are in the general interest; 3) they consider the need to limit the impact of their activities; 4) changes in labour law make this configuration sustainable.
To test the relevance of this analytical framework, we use the results of an empirical study of “committed” digital workers: a) the former have implemented projects/organisations of digital cooperative platforms; b) the latter, employees of a multinational corporation, try, in their daily practices, to carry out sober activities. While work in digital cooperatives corresponds to our definition, the same cannot be said of work in multinationals, where the need for sobriety is in tension with the need to create shareholder value.
Keywords: Sober work, Cooperatives, Digital, Vulnerability, Good life, Environmental footprint, Social footprint
Le « paradoxe Walden » : la vie sobre est-elle anti-économique ?
Anne de Rugy
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FR : Cet article se propose d’aborder la vie sobre à partir de l’ouvrage Walden (1854) de Henry David Thoreau, tiré de son expérience de vie au milieu de la nature, dans une cabane autoconstruite près du lac Walden durant un peu plus de deux ans. Ce récit d’une vie consacrée quasiment entièrement au loisir (marche, natation, lectures, écriture…) grâce à une stricte limitation de ses besoins conduit au « paradoxe Walden ». En effet, d’un côté Thoreau en homme des bois apparaît comme le parfait homo oeconomicus qui évalue sa satisfaction et arbitre minutieusement l’usage de son temps pour en tirer le meilleur parti. D’un autre côté, pour pouvoir vivre selon ses préférences, il doit s’éloigner de la société et s’opposer aux principes qui orientent la vie de ses concitoyens et représentent le confort et le progrès. Un détour par les penseurs de l’avènement du capitalisme permet de résoudre ce paradoxe d’une vie sobre en opposition à l’ordre économique et social dominant, et pourtant conforme à une définition formelle de l’économie. En effet, la représentation d’un agent économique libre et rationnel ne correspond pas à la réalité historique du capitalisme, qui ne s’appuie pas, comme l’a montré Max Weber, sur le libre arbitre et la pluralité des modes de vie qu’il prétend défendre mais sur la valorisation de la richesse et de l’engagement dans le travail qui conditionne subjectivement ces modes de vie. L’esprit du capitalisme ne s’appuie pas non plus sur une conception plurielle de l’intérêt, mais s’identifie progressivement, comme l’a montré Albert O. Hirschman, à une conception réduite à l’accumulation de richesses. Ainsi la vie sobre constitue-t-elle une brèche dans un ordre économique et social en contestant en pratique une forme de vie dominante et les principes qui en sont le fondement.
Mots clés : Sobriété – Simplicité volontaire – Homo œconomicus – Henry David Thoreau – Théorie critique – Esprit du capitalisme
EN: This article focuses on sufficiency from the point of view of Henry David Thoreau’s Walden (1854), based on his experience of living in the middle of nature, in a self-built cabin at Walden Pond, for just over two years. This narrative of a life devoted almost entirely to leisure (walking, swimming, reading, writing…) thanks to a strict limitation of his needs leads to the “Walden paradox”. Indeed, on the one hand, Thoreau, as a man of the woods, appears as the perfect economic man who evaluates his satisfaction and achieves an economic trade-off between uses of time to make the most of it. On the other hand, in order to live as he prefers, he must distance himself from society and be opposed to his fellow citizens’ life principles that represent comfort and progress. A detour via the thinkers of the advent of capitalism leads us to solve the paradox of a sober lifestyle opposed to the dominant economic and social order, and yet conform to a formal meaning of economics. Indeed, the representation of a free and rational economic agent doesn’t correspond to the historical reality of capitalism that Max Weber showed not to be based on free will or the pluralist lifestyles it claims to defend, but rather on work ethic and on the valorization of wealth, which characterize a capitalist subjectivity. The spirit of capitalism isn’t either based on a pluralist conception of interest − instead, as Albert O. Hirschman showed, it has gradually been identified with a conception reduced to wealth’s accumulation. Sufficiency thus constitutes a break through economic and social order, criticizing in practice a dominant form of life and its founding principles.
Keywords : Sufficiency – Voluntary Simplicity – Economic Man – Henry David Thoreau – Criticism – Spirit of Capitalism
La sobriété : une valeur économique traditionnelle qui appauvrit le sens de nos vies
Victor Fontaine
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FR : Dans cet article, il s’agit de montrer que la sobriété est une valeur qui se donne l’apparence d’être subversive, alternative ou révolutionnaire, mais ne l’est pas. Elle est devenue une sorte d’évidence sans incidence sur les modifications réelles de nos pratiques. Pourquoi ? La sobriété a en effet une valeur critique traditionnelle contre le capitalisme. Chez Marx, elle est réellement incisive, mais en un sens qui la détourne de notre usage critique contemporain. On peut alors faire la différence entre une sobriété quantitative, qui poursuit la logique économique capitaliste, et la sobriété qualitative, qui porte en elle des espoirs de changement radical de vie. Toutefois, nous verrons que, chez Marcuse, l’emploi de la sobriété pour critiquer notre mode de vie économique réclame toujours de distinguer nos vrais et faux besoins. Bien que le critère de la libération de l’individu soit maintenu en apparence, la sobriété finit par le sacrifier. Critiquer notre monde au nom de la sobriété consiste alors à décrire le capitalisme comme une simple répression de nos besoins déterminés. Une telle critique laisse indemne la véritable nuisibilité d’un tel mode de vie collectif, en maintenant l’évidence de sa nécessité. Ainsi, la sobriété poursuit par sa critique seulement apparente la tradition d’une réduction économique de nos vies.
Mots clés : Sobriété, aliénation, besoins, philosophie critique, capitalisme, répression.
EN: The aim of this article is to show that sobriety is a value that gives itself the appearance of being subversive, alternative or revolutionary, but is not. It has become a kind of self-evident truth, with no impact on real changes in our practices. Why is this? Sobriety has a traditional critical value against capitalism. In Marx, it is truly incisive, but in a sense that distracts it from our contemporary critical use. We can distinguish between quantitative sobriety, which pursues capitalist economic logic, and qualitative sobriety, which holds out the hope of a radical change in life. However, Marcuse’s use of sobriety to criticize our economic way of life still requires us to distinguish between true and false needs. Although the criterion of individual liberation is apparently maintained, sobriety ends up sacrificing it. To criticize our world in the name of sobriety is then to describe capitalism as a simple repression of our determined needs. Such a critique leaves untouched the true harmfulness of such a collective way of life, while maintaining the evidence of its necessity. In this way, sobriety’s only apparent critique continues the tradition of an economic reduction of our lives.
Keywords: Sobriety, alienation, needs, critical philosophy, capitalism, repression.
Contre la sobriété gestionnaire, une sobriété kitsch ?
Ambre Fourrier
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FR : Cet article explore le potentiel subversif de l’esthétique kitsch, en faveur d’une sobriété qui s’inscrirait dans la perspective d’une écologie politique (Gorz, 2020) ou d’une décroissance soutenable (Abraham, 2019). Partant d’une critique de la sobriété telle qu’elle est promue, représentée et mise en pratique aujourd’hui – une sobriété que nous qualifions de gestionnaire – nous soutenons la possibilité de revendiquer une sobriété kitsch. De prime abord, cette notion semble constituer un parfait oxymore. Pourtant, il existe bien une sobriété kitsch qui s’incarne, dans des pratiques, des lieux, des environnements singuliers, invisibilisés dans les discours écologiques de l’heure. Cette sobriété propose une résistance au matérialisme primaire ambiant qui impose une certaine définition du superflu et revendique son élimination, par le moyen de la marchandisation (Ferrarese, 2023) et d’une électronisation du monde. Après avoir exploré les différentes significations du terme kitsch, nous nous servirons des écrits sur les ventes de garage et les braderies, en nous appuyant aussi sur notre expérience personnelle pour inviter le lecteur à déambuler avec nous dans ces lieux de la sobriété kitsch et prêter attention à certaines pratiques de récupération. Au terme de cette excursion, nous ferons valoir la nécessité non seulement de s’interroger sur l’esthétique liée à la sobriété (Rancière, 2000), mais aussi de politiser « le superflu » (Illich 1973).
Mots clés : Sobriété, Écologie politique, Esthétique, Kitsch, Récupération, Réparation, Réemploi.
EN: This article explores the subversive potential of kitsch aesthetics, in favor of a sobriety that would fall within the perspective of a political ecology (Gorz, 2020) or sustainable degrowth (Abraham, 2019). Starting from a critique of sobriety as it is promoted, represented and put into practice today −a sobriety we describe as managerial− we argue for the possibility of claiming a « kitsch sobriety ». At first glance, this notion seems a perfect oxymoron. Yet kitsch sobriety does exist, and is embodied in singular practices, places and environments that are invisible in today’s ecological discourse. This sobriety resists the prevailing primordial materialism that imposes a certain definition of the superfluous and demands its elimination, through commodification (Ferrarese, 2023) and the electronization of the world. Having explored the different meanings of the term kitsch, we will draw on the literature on garage sales and jumble sales, and on our own experience, to invite the reader to stroll with us through these places of kitsch sobriety and pay attention to certain practices of recuperation. At the end of this excursion, we will argue that it is necessary not only to question the aesthetics associated with sobriety (Rancière, 2000), but also to politicize « the superfluous » (Illich, 1973).
Keywords: Sobriety, Political ecology, Aesthetics, Kitsch, Recovery, Repair
Section 2 – Un adieu à la société industrielle
Abondance frugale contre austérité pléthorique : pratiques de subsistance dans les Alpes françaises
Jean Autard
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FR : Cet article s’interroge sur l’écart entre, d’une part, l’inacceptabilité politique et la grande difficulté subjective de consentir à des réductions pourtant légères de la consommation pour des raisons écologiques et, d’autre part, la façon dont au contraire certaines personnes peuvent mettre en oeuvre des modes de vie alternatifs qui correspondent à des renoncements bien plus drastiques, sans pour autant les vivre comme des restrictions mais plutôt comme des choix au potentiel libérateur leur permettant de vivre plus pleinement. Il s’appuie sur l’étude de rencontres avec des personnes tentant de mettre en pratique des valeurs d’écologie et de décroissance par leurs pratiques agricoles professionnelles ou vivrières effectuées au cours d’un travail de terrain ethnographique mené dans le Sud des Alpes françaises lors d’une vingtaine de séjours d’une à deux semaines. En plus de développer les modalités régissant ces modes de vie et de poser la question de l’évaluation de leur impact socio-écologique sur une échelle plus large, il s’agit de mettre en évidence la façon dont une écologie ancrée dans les pratiques de subsistance et reposant sur une recomposition complète des relations au salariat, au travail, à la consommation et à l’État s’oppose à une approche institutionnelle du rationnement nécessaire sur fond de catastrophe qui vise à imposer des restrictions sans modifier les structures fondamentales de la société. Il s’agira alors d’interroger l’approche moralisatrice qui impose restriction et sobriété, telle qu’elle apparaît dans le paradoxe d’une société de consommation pléthorique en régime d’austérité permanent, en l’opposant à la possibilité d’une abondance subjective dans la simplicité.
Mots clés : Sobriété, néopaysans, modes de vie alternatifs, subsistance, décroissance
EN: This article looks at the contrast between the political unacceptability and great subjective difficulty of agreeing to even slight reductions in consumption for ecological reasons and the way in which, on the contrary, some populations can implement alternative lifestyle choices that correspond to much more drastic renunciations, without experiencing them as restrictions but as potentially liberating lifestyle choices that enable them to live more fully. It is based on a study of rural alternatives and neo-peasants encountered during ethnographic fieldwork carried out in the Southern French Alps during twenty or so one- to two-week stays at workplaces or food production sites. As well as developing the ways in which these lifestyles are lived and raising the question of assessing their socio-ecological footprint on a wider scale, the aim is to highlight the way in which an ecology rooted in subsistence practices and based on a complete recomposition of relations to wage-earning, work, consumption and the State contrasts with an institutional approach to the rationing necessary against a backdrop of disaster, which aims to impose restrictions without changing the fundamental structures of society. This will involve questioning the moralising approach of restriction and imposed sobriety as it appears in the paradox of a plethoric consumer society in a permanent state of austerity opposed to the possibility of subjective abundance in simplicity.
Keywords: Sobriety, neo-peasants, alternative lifestyles, subsistence, degrowth
« Retourner à la terre » au Québec en 2023 : un déplacement de la protestation
Mélissa Moriceau
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FR : À partir de l’étude de cas du « retour à la terre » contemporain au Québec, cet article tente de dévoiler les espoirs, les contraintes et les contradictions d’une vie plus sobre. En s’attachant à dépeindre ses ruptures et ses continuités avec le mouvement des années 1960, il vise à répondre aux questions suivantes : comment prennent forme ces projets de vie agricole, plus sobre et plus proche de la terre ? Quels sont les espoirs, difficultés et contradictions qui caractérisent le mouvement actuel ? C’est avec une partie des représentants du « retour à la terre » d’aujourd’hui que je propose de répondre à cette question : les nouveaux agriculteurs de « première génération », non issus du milieu et ayant choisi de bifurquer vers l’agriculture. L’enquête repose sur un corpus de 61 entrevues semi-dirigées auprès de ces néo-agriculteurs québécois, aujourd’hui maraîchers, éleveurs ou acériculteurs. Les résultats montrent que, par rapport au précédent mouvement, le « retour à la terre » actuel a subi deux transformations majeures. Le projet d’émancipation du système est devenu un projet à dominante professionnelle permettant de construire et de s’épanouir au sein de sa propre entreprise. Il s’effectue dans, et non plus hors de la société : les néo-agriculteurs cherchent à s’intégrer, acceptent les aides de l’État et choisissent l’exemplarité comme forme de militantisme. Soumis à des impératifs économiques pour pérenniser l’installation, ces projets de retour, en collaborant avec le « système », sont révélateurs d’un déplacement de l’utopie anti-institutionnelle initiale.
Mots clés : retour à la terre, néo-agriculteurs, agriculture, entrepreneuriat, militantisme.
EN: Based on a case study of the contemporary « back-to-the land » in Quebec, this article attempts to reveal the hopes, constraints, and contradictions of a more sober lifestyle. By depicting the ruptures and continuities with the 1960s movement, it aims to answer the following questions: how do these projects for a more sober agricultural life, closer to the land, take shape? What are the hopes, difficulties and contradictions that characterize today’s movement? I propose to answer this question with some of the representatives of today’s « back-to-the-land »: the new « first-generation » farmers who have chosen to switch to agriculture. The survey is based on a corpus of 61 semi-structured interviews with these new farmers from Quebec, who are now market gardeners, livestock breeders or maple syrup producers. The results show that, compared with the movement of the time, today’s « back-to-the-land » has undergone two major transformations. The project of emancipating oneself from the system has become a predominantly professional one, enabling one to build and flourish within one’s own business. It takes place within, rather than outside, society: new farmers seek to integrate, accept public funds, and choose exemplarity as a form of activism. Subjected to economic imperatives to perpetuate the establishment, these projects, by collaborating with the « system », reveal a shift in the initial anti-institutional utopia.
Keywords: back-to-the-land, neo-farmers, farming, entrepreneurship, activism.
De la pauvreté volontaire à la soutenabilité : reconfigurations de la sobriété dans l’Arche de Lanza del Vasto
Aurélien Remy
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FR : La communauté de La Borie Noble semble avoir aujourd’hui renoncé à l’utopie ascétique de l’Ordre Laborieux de l’Arche fondé par Lanza del Vasto en 1948, dont elle fut autrefois la Terre Capitale. L’introduction de machines et de l’électricité, l’abandon de l’ascèse et de la coercition formalisée dans une Règle de vie, dessinent une trajectoire qui n’aboutit cependant pas à adopter l’idéal d’abondance qui trame la société mainstream. Cette trajectoire nous invite à examiner les représentations qui, aujourd’hui comme hier, guident la démarche de sobriété de la communauté, nous renseignent sur ses enjeux, et confèrent à leur mise en pratique une portée transformatrice de l’ordre social dominant. On s’appuiera pour ce faire sur une monographie approfondie de La Borie Noble étalée sur plus de quatre ans, associée à une vingtaine d’entretiens et l’étude des archives de la communauté. Cette enquête nous conduit à montrer dans un premier temps que l’Ordre Laborieux de l’Arche constituait initialement un modèle intégral articulant une réduction drastique des besoins individuels et une économie quasi-autarcique. Dans un second temps, l’article s’attarde sur l’essor de l’Ordre, tributaire de l’activisme militant de ses membres, puis sur la crise qu’il connaît à partir des années 1990, laquelle révèle les limites d’un modèle exigeant. Enfin, un troisième temps est consacré à la reconfiguration contemporaine de la démarche de sobriété, fondée sur un double travail de composition, orienté par un impératif de soutenabilité et une quête de bien-vivre, et de négociation de la répartition des ressources.
Mots clés : sobriété – communauté intentionnelle – utopie réelle – soutenabilité – non-violence
EN: Today, the community of La Borie Noble seems to have abandoned the ascetic utopia of the Ordre Laborieux de l’Arche founded by Lanza del Vasto in 1948, of which it was once the capital. The introduction of machines and electricity, and the abandonment of asceticism and coercion formalized in a Common Rule, mark out a trajectory that does not, however, result in the adoption of the ideal of abundance that weaves the mainstream society. This trajectory invites us to examine the representations that, today as in the past, guide the community’s approach to sobriety, inform us about what is at stake, and give their implementation a transformative impact on the dominant social order. To do this, we’ll draw on an in-depth monograph of La Borie Noble spanning more than four years, combined with some twenty interviews and a study of the community’s archives. This investigation leads us to show, firstly, that the Ordre Laborieux de l’Arche initially constituted a holistic model articulating a drastic reduction in individual needs and a quasi-autarchic economy. The article then looks at the growth of the Order, which was dependent on the militant activism of its members, and then at the crisis it experienced from the 1990s onwards, which revealed the limits of a demanding model. Finally, the third part is devoted to the contemporary reconfiguration of the sufficiency approach, based on a dual task of composition, guided by the imperative of sustainability and a quest for good living, and negotiation of the distribution of resources.
Keywords: Sufficiency – Intentional Community – real utopia – sustainability – non-violence
Assumer le retrait : pratiques et représentations de la sobriété des jeunes ni aux études ni en emploi au Québec
Quentin Guatieri
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FR : Cet article s’appuie sur une enquête effectuée dans le cadre d’une thèse doctorale en sociologie soutenue en décembre 2022. Celle-ci portait sur le rapport au travail, à la méritocratie, et à la réussite des jeunes ni aux études, ni en emploi, ni en formation (catégorisés comme NEET) au Québec. Parmi les 36 jeunes rencontrés provenant de différentes régions du Québec, 14 se plaçaient volontairement en retrait du marché du travail et du système éducatif au moment de la recherche. C’est sur ces derniers que cet article propose de se concentrer. En adoptant une approche compréhensive par des entretiens semi-directifs, nous apportons ainsi des éléments de réponse aux questions suivantes : Quels arguments et stratégies mobilisent-ils pour mettre à distance la pression sociale et institutionnelle à se « réintégrer » ? Quels sont les fondements et déterminants de cette sobriété volontaire ? Comment mettent-ils en pratique ce mode de vie alternatif ? Nous montrons que cette frugalité choisie et le sens donné à leur situation NEET assumée s’appuie sur deux pôles interconnectés : la résistance à la normativité du travail dans le parcours de vie, qui s’agence avec une redéfinition de l’utile ; et la mise à distance des modèles de réussite sociale et de mérite où la frugalité choisie s’inscrit dans un refus de jouer le jeu du « conditionnement » à accumuler et consommer. Nous rendons enfin compte des épreuves sociales et financières inhérentes à ce retrait choisi.
Mots clés : NEET, jeunes, refus du travail, sobriété
EN: This paper is based on a research made as part of a doctoral thesis in sociology, defended in December 2022. It focused on the relationship to work, meritocracy and success of young people neither in education, employment nor training (categorized as NEET) in Quebec, Canada. Of the 36 young people we met from different regions of Quebec, 14 were voluntarily withdrawing from the labour market and the education system at the time of our research. This article focuses on these young people. Using a comprehensive approach based on semi-structured interviews, we provide answers to the following questions: What arguments and strategies do they mobilize to distance themselves from social and institutional pressure to « reintegrate »? What are the foundations and determinants of this voluntary sufficiency? How do they put this alternative lifestyle into practice? We show that this chosen sufficiency and the meaning given to their NEET situation is based on two main arguments: resistance to the normativity of work in the life course, which combines with a redefinition of the meaning of socially useful; and rejection of social success norms, where chosen frugality is part of a refusal to “play the game” to accumulate and consume. Finally, we focus on the social and financial hardships coming with this chosen withdrawal.
Keywords: NEET, youth, refusal of work, sufficiency
Cultiver la sobriété : la subsistance au coeur des modes de vie agricoles et alimentaires alternatifs
Rosalie Rainville
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FR : L’agriculture industrielle, nourrie par des logiques extractives et productivistes, est régulièrement tenue pour responsable des désastres écologiques et sociaux et de leur accélération, qu’il soit question de perte de la biodiversité et de destruction des sols due à l’omniprésence des monocultures, de l’augmentation des maladies professionnelles imputées à l’usage des pesticides ou encore du taux de suicide alarmant dans le monde agricole. Face aux méfaits de l’agriculture industrielle dominante, de plus en plus d’agriculteurs et d’agricultrices valorisent des manières singulières de cultiver la terre et d’habiter le territoire, des modes de vie qui mettent à l’avant-plan toute l’importance de la sobriété. Prenant appui sur une enquête sociologique menée auprès d’une diversité d’initiatives agricoles et alimentaires alternatives québécoises, cet article montre en particulier que cette quête de sobriété, centrée sur la réappropriation des conditions matérielles d’existence et de subsistance, se matérialise de trois façons principales. Elle s’ancre tout d’abord dans une démarche visant à être plus autonome et indépendant vis-à-vis du modèle agricole et alimentaire productiviste et consumériste. Elle se traduit ensuite par la volonté des acteurs et actrices de réinscrire leurs pratiques agricoles dans « les territoires du vivant ». Enfin, cette sobriété s’incarne dans l’adoption d’un mode de vie plus solidaire, collectif et convivial.
Mots clés : Agriculture, alimentation, résistance par la subsistance, modes de vie alternatifs, autonomie, écologie
EN : Industrial agriculture, fueled by extractive and productivist logics, is regularly held responsible for ecological and social disasters and their acceleration, such as the loss of biodiversity and soil destruction due to the omnipresence of monocultures, the increase in occupational illnesses blamed on pesticide use, and the alarming suicide rate in the farming world. Faced with the damages of the dominant industrial agriculture, more and more farmers are promoting singular ways of cultivating the land and inhabiting the territory, lifestyles that bring to the fore the importance of sobriety. Based on a sociological study of a range of alternative farming and food initiatives in Quebec, this article shows that this quest for sobriety, centered on the reappropriation of the material conditions of existence and subsistence, takes shape in three main ways. Firstly, it is rooted in an approach aimed at achieving greater autonomy and independence from the productivist, consumerist agricultural and food model. Secondly, it is reflected in the desire to reintegrate their farming practices into « living territories ». Finally, this sobriety is embodied in the adoption of a more solidary, collective and convivial way of living.
Keywords: Agriculture, Food, Resistance through subsistence, Alternative Cultures, Autonomy, Ecology
« Nous sommes les gardiens du Paradis » : maîtrise des ressources et autonomie alimentaire à Rapa (archipel des Australes, Polynésie française)
Christophe Serra-Mallol
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FR : L’isolement de l’île de Rapa et la volonté de sa population d’en préserver les ressources propres, terrestres comme maritimes, pour en faire le support d’interactions sociales intenses, font de la sobriété partagée un mode de vie à même d’en assurer la pérennité, à travers la réalisation d’une utopie communautaire rurale concrétisée autour d’un projet partagé de souveraineté alimentaire par la mise en oeuvre d’une communauté intentionnelle de vie (Tönnies, 1977 ; Lallement, 2019). Ce projet s’appuie sur la maîtrise des ressources alimentaires, et s’illustre sur le terrain par un fort taux d’autoproduction alimentaire, et un système alimentaire largement collectif (Serra-Mallol, 2018), faisant de Rapa une modalité de la communauté intentionnelle de type sociétaire.
La communauté de Rapa a su mettre en oeuvre une utopie concrète et réaliste (Bregman, 2017) en préservant au travail son statut d’oeuvre émancipatrice (Arendt, 1983). La vie quotidienne y est rythmée par une sociabilité différente faite d’entraide, d’échanges spontanés de services, autour de valeurs partagées d’égalité et de solidarité. Cet exemple de communauté intentionnelle pose la question du statut des modalités de relations et d’interactions entre les humains et avec leur environnement, ainsi que celle des dispositifs axiologiques de la recherche d’un bien-vivre individuel et collectif, d’une « vie bonne » (Taylor, 1998 ; Rosa, 2018), basée sur une sobriété volontaire pour préserver un modèle en opposition à un modèle « extérieur » subi perçu comme source d’inégalités sociales et économiques.
Mots clés : sobriété, communauté intentionnelle, utopie, souveraineté alimentaire, environnement, Océanie.
EN: The isolation of the island of Rapa and the willingness of its population to preserve its own resources, both terrestrial and maritime, in order to make them the support of intense social interactions, make shared sobriety a way of life that can ensure its sustainability, through the realization of a rural community utopia concretized around a shared project of food sovereignty through the implementation of an intentional community of life (Tönnies, 1977; Lallement, 2019). This project is based on the control of food resources, and is illustrated in the field by a high rate of food self-production, and a largely collective food system (Serra-Mallol, 2018), making Rapa a modality of the intentional community of the societal type.
The Rapa community has managed to implement a concrete, realistic utopia (Bregman, 2017), while preserving the emancipatory status of work (Arendt, 1983). Daily life here is punctuated by a different kind of sociability based on mutual aid, spontaneous exchanges of services, and shared values of equality and solidarity. This example of an intentional community raises the question of the status of the modalities of relations and interactions between humans and with their environment, as well as that of the axiological devices of the quest for an individual and collective “good life” (Taylor, 1998 ; Rosa, 2018), based on voluntary sobriety to preserve a model in opposition to a suffered « external » model perceived as a source of social and economic inequalities.
Keywords: sobriety, intentional community, utopia, food sovereignty, environment, Oceania.
Section 3 – Expérimenter, éduquer, impulser
La responsabilisation des usagers, une modalité contestée de gouvernance des déchets ménagers : étude de la réception d’une politique locale de réduction des déchets par la population ciblée
Maxence Mautray
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FR : L’émergence, depuis près d’une décennie, d’enjeux écologiques associés à la réduction des déchets, entraîne la mise en place de politiques locales incitatives par les collectivités en responsabilité de la collecte et du traitement des déchets ménagers. Ces politiques visent à écologiser la gestion des déchets des ménages, par l’usage d’instruments d’action publique de diverses natures : informationnels, tarifaires et techniques. L’étude sociologique, par entretiens semi-directifs menés auprès des habitants, de la mise en place d’une telle politique dans un territoire rural et précaire permet de mettre en lumière une réception contestée de la part de la population. Les résistances sont de natures multiples : tout d’abord, le service public des déchets n’est pas perçu comme un acteur dont les injonctions au changement de comportement au quotidien sont légitimes, car sa probité est remise en cause dans le même temps par l’organisation et l’efficacité de l’industrie du recyclage. Ensuite, la tarification incitative est largement perçue comme une facture supplémentaire injuste, car ce financement ne comporte pas de logique redistributive. Enfin, la mise en place de l’apport volontaire de tous les flux de déchets est largement vécue comme le retrait d’un des derniers services de proximité en zone rurale. Bien que l’on puisse croire que ce sentiment de rejet se focalise contre l’écologisation de l’action publique des déchets, il est bien plus orienté en fait vers la réorganisation de la collectivité territoriale étudiée, démontrant la centralité des questions de communication et de fiscalité du service public dans les réponses politiques à la crise écologique.
Mots clés : déchet, responsabilisation, écologisation, appropriation, résistances, sentiment d’injustice.
EN: The emergence, over the past decade or so, of ecological issues associated with waste reduction has led to the implementation of local incentive policies by local authorities responsible for the collection and treatment of household waste. These policies are aimed at greening household waste management, using public action instruments of various kinds: informational, pricing and technical. A sociological study, based on semi-directive interviews with residents, of the implementation of such a policy in a rural and precarious area, sheds light on a contested reception on the part of the population. Resistance is multi-faceted: first, the public waste service is not perceived as a legitimate actor to formulate injunctions to change everyday behavior, as its probity is called into question at the same time as the organization and efficiency of the recycling industry. Secondly, incentive-based invoicing is widely perceived as an unfair additional bill, as this type of financing lacks a redistributive logic. Finally, the introduction of voluntary drop-off for all waste streams is widely perceived as the withdrawal of one of the last local services in rural areas. While one might think that this feeling of rejection is focused against the greening of public action on waste, it is much more oriented towards the reorganization of the local authority studied, demonstrating the centrality of issues of communication and taxation of public service in political responses to the ecological crisis.
Keywords: waste, responsibility, greening, appropriation, resistance, sense of injustice.
Le rôle des limites locales dans la sobriété énergétique : éclairages à partir du cas de l’autoconsommation collective en France
Jessica Zaphiropoulo
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FR : Longtemps absentes des discours sur la sobriété énergétique, les limites ont gagné en importance ces dernières années au sein de la sphère académique et publique. Elles sont présentées comme un cadre au sein duquel doivent être (ré)intégrés les activités humaines et les systèmes énergétiques sur lesquels elles reposent. Principalement observées aux échelles nationales ou individuelles, les limites représentent pourtant un cadre d’analyse pertinent à l’échelle locale pour comprendre les reconfigurations qui se jouent au sein des communautés énergétiques comme celles issues du dispositif français d’autoconsommation collective (ACC). En effet, en reliant des producteurs et consommateurs à l’échelle locale, l’autoconsommation collective propose de nouveaux modèles d’approvisionnement énergétique hybride qui mêlent électricité illimitée venant du réseau national et électricité limitée issue de systèmes locaux. En se basant sur la littérature existante, cet article se propose d’utiliser une approche sociotechnique et la notion de script développée par Akrich pour explorer la manière dont les limites locales permettent d’interroger la capacité de l’ACC à proposer des alternatives au système énergétique conventionnel teintées de sobriété. Au sein d’assemblages matériels et immatériels, les limites de l’énergie se définissent à plusieurs niveaux (technique, stratégique, économique, opérationnel, etc.) à partir de l’échelle nationale du dispositif, et au niveau de chaque projet. En s’intéressant au processus d’inscription des limites dans les modes de production et de consommation, cet article participe à la réflexion sur la sobriété comme un processus de transformation, qui se joue aussi à l’échelle locale et de manières spécifiques.
Mots clés : Autoconsommation collective, communautés énergétiques, sobriété, limites
EN: Although limits have long been overlooked in the discourse on energy sufficiency, they have gained increasing importance in the academic and public discussions in recent years. They are presented as a framework within which human activities and the energy systems that support them must be (re)integrated. While they are mainly examined on a national or individual scale, limits also offer a valuable analytical framework at the local scale, particularly for understanding the reconfigurations of the energy systems with energy communities such as those developing under the French collective self-consumption scheme. By linking producers and consumers at a local level, collective self-consumption introduces new hybrid energy supply models that combine unlimited electricity from the national grid with limited electricity from local systems. Drawing on existing literature, this article adopts a sociotechnical perspective and Akrich’s concept of scenarios to explore how the specific limitations of these systems can be used to assess their potential to provide sufficient alternatives. These limits are made of tangible and untagible elements defined at both the national level of the self-consumption scheme and the local level of projects. By examining the process of inscribing limits into energy supply and demand through technical dimension, governance, economic scheme and practice, this article contributes to the broader debate on sufficiency as a transformative process that occurs at the local level and in context-specific ways.
Keywords: Collective self-consumption, energy communities, sufficiency, limits
L’éducation des pauvres à la sobriété énergétique : émergence et mise en oeuvre contestée de deux dispositifs à Nantes
Fabien Meslet
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FR : Depuis une quinzaine d’années, de nombreux gouvernements locaux développent des dispositifs d’incitation à la sobriété énergétique qui ciblent un groupe social en particulier : les classes populaires, notamment ses fractions précarisées. « Chauffez à 19 °C le jour et 16 °C la nuit », « pensez à débrancher vos appareils électriques » ou « dégivrez votre congélateur deux fois par an » sont les types de prescriptions qui leur sont adressées. Comment expliquer l’émergence et la légitimation de dispositifs éducatifs, normatifs et responsabilisants, qui demandent à ceux qui sont les plus exposés aux risques de privation d’énergie d’être plus sobres ? Échappent-ils à toute forme de controverse alors même qu’ils semblent participer à la reproduction des inégalités d’accès à l’énergie ? À partir des données empiriques issues d’une enquête qualitative menée à Nantes entre 2019 et 2023 et basée sur des observations de deux dispositifs locaux, des entretiens semi-directifs et un traitement documentaire, nous montrons que le développement d’un gouvernement local des conduites énergétiques des pauvres résulte à la fois des intérêts des acteurs qui prennent en charge le problème de « précarité énergétique », des représentations de ce problème et des pratiques domestiques des classes populaires qui circulent localement, et de l’adhésion des décideurs autant que des metteurs en oeuvre au principe de la responsabilisation écologique indifférenciée. L’article montre cependant que ces dispositifs éducatifs connaissent depuis quelques années des formes de remises en cause plus ou moins explicites par les agents de terrain qui sont chargés de les mettre en oeuvre quotidiennement.
Mots clés : précarité énergétique, gouvernement des conduites, mise en œuvre, instruments, changement
EN: Over the past fifteen years or so, many local governments have been developing energy-saving incentives that target a specific social group: the working classes, and in particular those sections of the population with the greatest difficulty in paying for energy. “Heat to 19°C during the day and 16°C at night”, “remember to unplug your appliances” or “defrost your freezer twice a year” are the types of prescriptions addressed to them. How can we explain the emergence and legitimization of educational, prescriptive and empowering measures that require those most exposed to the risks of energy deprivation to be sober? Do they escape all forms of controversy, even though they appear to play a part in reproducing inequalities in access to energy? Using empirical data from a qualitative survey conducted in Nantes between 2019 and 2023, based on observations of two local schemes, semi-structured interviews and documentary processing, we show that the development of a local government of the energy behaviors of the poor is the result of the interests of the actors who take charge of the “fuel poverty” problem, the representations of this problem and the domestic practices of the working classes that circulate locally, and the adherence of decision-makers and implementers alike to the principle of undifferentiated ecological responsibility. The survey shows, however, that these educational measures have been called into question, more or less explicitly, by those responsible for their day-to-day implementation.
Keywords: fuel poverty, government of behavior, implementation, tools, change
« On est bons en maudit pour faire les choses à bas coût » : l’argent dans neuf initiatives économiques nord-américaines
Marie-Pierre Boucher
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FR : Cet article découle d’une recherche qualitative menée auprès de quelques travailleur.euses, salarié.es ou non, de neuf initiatives économiques autogérées fondées en Amérique du Nord entre 1999 et 2019. Cette recherche visait essentiellement à interroger la mise en oeuvre de nouvelles manières de penser les rapports marchands : l’accès aux moyens de production, la rémunération et l’offre de services rendus par ces initiatives.
Alors que les premières analyses révèlent une relativement faible réflexivité sur ces rapports marchands, elles mettent clairement en évidence la prégnance de la frugalité comme élément transversal des propos des enquêté.es.
Une fois mise en évidence cette frugalité, dans ses différentes dimensions (mode de vie, niveau de rémunération, accessibilité du service offert), nous interrogerons sa portée politique. N’est-elle qu’un pis-aller individuel, est-elle réfléchie collectivement et si oui, que révèle-t-elle des expérimentations qui se trament dans ces initiatives ?
Mots clés : Relations marchandes, travail, a-marchandisation, initiatives économiques, Amérique du Nord
EN: This article is the result of qualitative research conducted with few workers, whether salaried or not, from nine self-managed economic initiatives founded in North America between 1999 and 2019. The main aim of this research was to examine the implementation of new ways of thinking about market relations: access to the means of production, remuneration and the offer of services provided by these initiatives.
While the first analyzes reveal a relatively weak reflexivity on these market relationships, they clearly highlight the importance of frugality as a transversal element of the respondents’ comments.
Once this frugality has been highlighted, in its different dimensions (lifestyle, level of remuneration, accessibility of the service offered), we will question its political significance. Is it merely an individual pis-aller, or is it thought through collectively, and if so, what does it reveal about the experimentation going on in these initiatives?
Keywords: Market relations, labour, a-commodification, economic initiatives, North America
À rebours des institutions totales : la sobriété dans deux ateliers d’autoréparation de vélo et au-delà
Alexandre Rigal
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FR : L’article esquisse un continuum des institutions de la sobriété, des plus totales aux plus partielles. Il prolonge la théorie des institutions élaborée par Erving Goffman uniquement à partir des formes et des effets socialisateurs des institutions totales. L’article construit, à rebours du pôle de l’institution totale, la notion d’institution partielle : ouverte, urbaine et qui socialise ponctuellement à des habitudes spécifiques. Ce continuum inédit offre un cadre d’analyse plus complet pour comparer les institutions de la sobriété et situer des cas précis.
C’est ce à quoi s’attelle la partie empirique de l’article, consacrée à deux ateliers d’autoréparation de vélo. Il s’agit de lieux qui promeuvent la sobriété en récupérant et en réparant des vélos. L’enquête dans les deux ateliers d’autoréparation de vélo repose sur 40 entretiens semi-directifs et un mois d’observation participante. Elle révèle que la forme des ateliers vélo permet :
1) l’apprentissage ponctuel d’habitudes spécifiques de la mécanique vélo,
2) la poursuite de la pratique quotidienne de la mécanique,
3) l’adoption généralisée de la sobriété.
Ces trois formes de socialisation montrent que les ateliers d’autoréparation de vélo cumulent les caractéristiques des institutions partielles de la sobriété (points 1 et 2) et des propriétés d’institutions plus totalisantes (point 3). Ce résultat permet de situer l’atelier d’autoréparation sur une ébauche de continuum des institutions de la sobriété.
En général, cette analyse d’un cas d’institution de la sobriété illustre comment le continuum goffmanien des institutions ouvre à des analyses comparatives et cumulatives des institutions de la sobriété.
Mots clés : Sobriété ; Institution ; Socialisation ; Vélo ; Institution totale
EN : The article outlines a continuum of sobriety institutions, ranging from total to partial. It draws on Erving Goffman’s theory of total institutions, which explores their forms and socialization effects. At the opposite end of the spectrum, the article constructs the concept of the partial institution: open, urban, and providing occasional support for specific habits. This novel continuum offers a more comprehensive analytical framework for comparing sobriety institutions and situating specific cases.
The empirical section of the article situates the case study of the self-repair bike workshop. These workshops are institutions promoting sobriety through bike recovery and repair. The investigation of the two bike workshops relies on 40 qualitative interviews and one month of participant observation. It reveals that the format of the bike workshops facilitates:
Occasional learning of specific bicycle mechanic skills.
Daily continuation of bicycle mechanic practice.
More complete adoption of sobriety.
These three forms of socialization within the bike workshops demonstrate that these institutions combine characteristics of partial sobriety institutions (points 1 and 2) with properties of more totalizing institutions (point 3). This outcome allows for the placement of the bike workshop on a continuum of sobriety institutions.
Generally, this analysis of a sobriety institution case study illustrates how the Goffman-inspired continuum of institutions opens the way for comparative and cumulative analyses of sobriety institutions.
Keywords: Sobriety; Institution; Socialization; Bike; Autonomy
Section 4 – Vivre la sobriété au quotidien
La morale de la sobriété : s’adapter au milieu, limiter ses besoins, les satisfaire soi-même
Violeta Ramirez
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FR : L’adhésion à l’imaginaire de la sobriété suppose la critique de certaines valeurs fondamentales de la société moderne capitaliste, telles que le confort matériel et la liberté. Les praticiens de la sobriété évaluent leurs choix de consommation et de travail en fonction d’un critère principal, l’adaptation de la culture humaine au caractère fini des ressources naturelles. Dès lors, ils cherchent à limiter leurs besoins matériels et à les satisfaire autant que possible eux-mêmes, pour contrôler au mieux les impacts environnementaux de leur mode de vie. Par rapport à la culture capitaliste, l’imaginaire de la sobriété définit autrement ce qui a de la valeur, impliquant une divergence des idées de bien-être et, même, du bien entre la société dominante et les individus aspirant à un mode de vie sobre. L’enquête ethnographique multi-site que nous avons menée en France vers 2015 a montré qu’il existe une grande diversité de formes de mise en oeuvre de la contrainte de la sobriété, en fonction des dispositions et aspirations sociales, du lieu de résidence et des moyens financiers. L’enquête a également permis d’identifier les limites et défis relatifs à la mise en acte de la morale de la sobriété.
Mots clés : Sobriété énergétique – Ethnographie multi-site – Morale – Culture matérielle – Capitalisme
EN: Adherence to the imaginary of sobriety presupposes a critique of certain fundamental values of modern capitalist society, such as material comfort and freedom. Practitioners of sobriety evaluate their consumption and work choices according to one main criterion: the adaptation of human culture to the finite nature of natural resources. As a result, they seek to limit their material needs and satisfy them as far as possible themselves, in order to control as far as possible the environmental impact of their lifestyle. Compared to capitalist culture, the imaginary of sobriety defines differently what has value, implying a divergence of ideas of well-being and, even, of the good between the dominant society and individuals aspiring to a sober lifestyle. The multi-site ethnographic survey we conducted in France around 2015 showed that there is great diversity in the ways in which the sobriety constraint is implemented, depending on social dispositions and aspirations, place of residence and financial means. The survey also identified the limits and challenges involved in putting the sobriety ethic into action.
Keywords: Energy sufficiency – Multisite ethnography – Morality – Material culture – Capitalism
De la subsistance à la consommation sélective : quand la pauvreté interroge la sobriété : le cas du glanage alimentaire
Olivia Mercier
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FR : La sobriété, pierre angulaire de nombreux discours écologiques, se définit par une réduction active de sa consommation. Parce que les personnes en situation de pauvreté ont des marges de manoeuvre réduites, il leur est difficile de se conformer à l’impératif de sobriété, largement diffusé par les médias et les pouvoirs publics. Pourtant, loin d’être inactives et de subir des normes prescrites, les personnes en situation de pauvreté ont des capacités d’appropriation et d’arrangement souvent sous-estimées. En prenant pour objet d’étude le glanage alimentaire, activité de récupération des déchets alimentaires, cet article s’attache à montrer que certaines personnes à faibles revenus déploient au quotidien des initiatives économiques et domestiques leur permettant de reprendre en main leur consommation (alimentaire) et de se défaire d’une représentation négative de la pauvreté. À l’appui d’une enquête ethnographique, on montrera que le glanage constitue une des « mille manières de braconner » au quotidien (Certeau, 1990 : XXXVI), car il offre un approvisionnement alternatif en marge des prescriptions consuméristes ou de sobriété.
Mots clés : glanage alimentaire, sobriété, autonomie, pauvreté, ordre économique
EN: Sobriety, the cornerstone of many ecological discourses, is defined by an active reduction in consumption. Because people living in poverty have little room for maneuver, it is difficult for them to comply with the sobriety imperative, widely disseminated by the media and public authorities. Yet, far from being inactive and subject to prescribed norms, people living in poverty have a capacity for appropriation and arrangement that is often underestimated. Using gleaning of food waste as an object of study, this article sets out to show that certain low-income people deploy economic and domestic initiatives on a daily basis, enabling them to take their (food) consumption back into their own hands and shake off a negative representation of poverty. Based on an ethnographic survey, we will show that gleaning constitutes one of the “thousand ways of poaching” on a daily basis (Certeau, 1990 : XXXVI), as it offers an alternative supply on the bangs of consumerist or sobriety prescriptions.
Keywords: food-gleaning, sobriety, autonomy, poverty, economic order
Ce que la sobriété veut dire : pratiques et représentations de la sobriété en Europe
Aurore Flipo
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FR : Dans cet article, nous cherchons à mettre en évidence la diversité des pratiques de sobriété et des représentations qui leur sont associées. Menée dans cinq pays européens (Allemagne, Danemark, Italie, France, Lettonie), notre enquête se base sur 90 entretiens menés avec des participants à des initiatives de sobriété et sur 50 entretiens menés avec des individus tirés au sort dans un échantillon représentatif de la population, scindés en deux classes en fonction de leur niveau de revenus. Nous montrons que les participants aux initiatives ont un rapport à la sobriété fondé sur la recherche d’alternatives (conversion), tandis qu’elle représente pour les ménages modestes un régime d’économie domestique (conservation), et pour les ménages à revenus élevés un souci d’amélioration de la performance énergétique (rationalisation). En conclusion, nous discutons l’impact socialement différencié des politiques d’injonction à la sobriété.
Mots clés : sobriété, Europe, modes de vie, énergie, distinctions sociales
EN: In this article, we seek to highlight the diversity of sufficiency practices and the representations associated with them. This research is based on 90 interviews with participants in sufficiency initiatives and 50 interviews with individuals drawn at random from a representative sample of the population in five European countries (Germany, Denmark, Italy, France and Latvia), and separated in two classes according to their economic revenue. We show that for participants in the initiatives, sufficiency is seen primarily as a search for alternatives (conversion). Low-income households refer to sufficiency as a principle of domestic economy (conservation), while for high-income households it appears as a concern for improving energy performance (rationalization). In conclusion, we discuss the uneven social impact of energy demand reduction policies.
Keywords: sufficiency, Europe, lifestyles, energy, social differentiations
Sobriétés ordinaires : la simplicité volontaire à travers le prisme des rapports au monde
Lena Matasci
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FR : Cet article veut apporter une contribution à la littérature existante autour de la simplicité volontaire en approfondissant les questions de la consommation, du travail et du temps libre, du rythme de vie, du travail sur soi, et de la résistance ordinaire et « constructive ». L’analyse présentée se base principalement sur une vingtaine d’entretiens qualitatifs menés en Suisse romande avec des simplicitaires. Les quelques passages « évocateurs » proposés sont construits à partir d’un terrain ethnographique complété par deux méthodes : celle de l’entretien par dessin d’une carte (représentant le quotidien) et celle du journal. Vivre la sobriété ne signifie pas uniquement limiter et bien pondérer ses achats, mais aussi déconstruire l’importance du travail rémunéré pour avoir du temps pour soi-même et les autres, pour travailler à son autonomie, et surtout pour ralentir ainsi que pour pouvoir s’occuper de son développement personnel. Cette démarche est clairement empreinte d’une volonté de résistance, cependant, il se trouve que les simplicitaires ne sont pas complètement dans l’ « alternatif » mais sont en partie empreints du système qu’ielles critiquent.
Mots clés : Sobriété, simplicité volontaire, mode de vie, rapports au monde, rythme de vie, résistance
EN: The aim of this article is to make a contribution to the existing literature on voluntary simplicity by looking in greater depth at the issues of consumption, work and free time, the pace of life, self-help and ordinary, constructive resistance. The analysis presented here is based mainly on around twenty qualitative interviews with simplifiers in French-speaking Switzerland. The few “evocative” passages proposed are based on ethnographic fieldwork supplemented by two methods: the interview with a drawing of a map (representing daily life) and the diary. Sobriety does not only mean limiting and weighing up purchases, but also deconstructing the importance of paid work so as to have time for oneself and others, to work on one’s autonomy, and above all to slow down and be able to take care of one’s personal development. Despite all this being marked by a desire to resist, it turns out that simplifiers are not completely ‘alternative’ but are partly imbued with the system they criticise.
Keywords: sobriety, voluntary simplicity, lifestyle, relationship with the world, rhythm, resistance