#68 | Radicalités et radicalisations
Sommaire
Introduction
Présentation : radicalités et radicalisations – la fabrication d’une nouvelle « norme » politique?
Pascale Dufour, Graeme Hayes et Sylvie Ollitrault
Partie 1 – Aux fondements des actions radicales et des processus de radicalisation/déradicalisation
Engagement radical, désengagement et déradicalisation. Continuum et lignes de fracture
Isabelle Sommier
|
Résumé
L’article s’attache à l’engagement radical entendu de façon classique comme un militantisme qui, à partir d’une posture de rupture vis-à-vis de la société d’appartenance, accepte au moins en théorie le recours à des formes non conventionnelles d’action politique éventuellement illégales, voire violentes. Il présente un bilan analytique des recherches qui adoptent de façon croissante une perspective de carrière et travaillent désormais sur le désengagement et la déradicalisation. Tout en refusant une interprétation particulariste et a fortiori pathologique du phénomène, il en restitue les spécificités et dynamiques collectives autant qu’individuelles pour souligner à la fois les continuités et les lignes de fracture le distinguant de l’engagement « ordinaire ».
Abstract
This paper explores radical engagement, understood in the classical sense as a form of activism that, from a position of rupture with the society to which it belongs, agrees at least in theory with resorting to certain unconventional forms of possibly illegal or even violent political action. It offers an analytical assessment of research that is increasingly taking a “career perspective” in focusing on disengagement and deradicalization. While rejecting any particularist and, a fortiori, pathological interpretation of this phenomenon, it reviews the collective as well as individual characteristics and dynamics in order to highlight both the continuities and the fracture lines that distinguish radical from “ordinary” engagement.
Le désengagement d’organisations radicales. Approche par les processus et les configurations
Olivier Fillieule
|
Résumé
Un certain nombre d’études ont porté sur différents aspects de l’engagement et du désengagement des groupes clandestins, exclusifs et stigmatisés. Pourtant la recherche s’est concentrée sur les processus de recrutement et de radicalisation plus que sur le désengagement des organisations radicales. Dans ce texte, l’on s’appuie sur une approche en termes de carrière afin de proposer un modèle théorique du processus de désengagement des organisations radicales qui articule les niveaux micro (dispositions, socialisation), meso (façonnage organisationnel) et macro (contexte politique, répression et opportunités). La littérature opère souvent une distinction analytique entre ces trois niveaux d’analyse pour définir des séries de facteurs de l’engagement ou du désengagement, sans pourtant offrir une explication convaincante de la manière dont ils se combinent et se codéterminent dans le temps. Ici, nous faisons plutôt le choix de nous concentrer sur deux séries de facteurs centraux pour déterminer leur influence sur le processus de désengagement individuel : les effets complexes du façonnage organisationnel et les effets ambivalents de la répression et de la criminalisation des activités radicales.
Abstract
A number of studies have examined various aspects of how individuals join and leave different types of clandestine, exclusive and stigmatized groups. However, analytical interest has tended to focus on the processes of recruitment and radicalization, rather than on disengagement from radical organizations. In this paper, we take an interactionist approach and propose a theoretical model of disengagement from radical movements that articulates micro (tendencies, socialization), meso (organizational moulding) and macro (political context, repression and opportunities) levels of analysis. The literature often distinguishes between these three levels of analysis, defining series of factors that influence engagement or disengagement at each level, but without offering a convincing explanation of how they combine and affect one another over time. Here we focus instead on two series of central mechanisms in an effort to determine their influence on the process of individual disengagement: the complex effects of organizational moulding on individuals caught up in radical groups, and the ambivalent effects of the repression and criminalization of radical activities.
Partie 2 – L’appropriation de la radicalité par les acteurs collectifs
Radicalisation et présence des jeunes dans la Marche mondiale des femmes : un processus de construction de nouvelles formes de radicalités féministes contemporaines
Isabelle Giraud
|
Résumé
L’article interroge la concomitance entre la radicalisation du discours de la Marche mondiale des femmes (MMF) et la reconnaissance des jeunes. Nous montrons que si la MMF fait une place aux plus jeunes sans préjugés, c’est que la radicalité n’est pas vue comme un état mais comme un processus sans cesse renouvelé. Ce processus de radicalisation amorcé en 2001 passe d’abord par l’intégration de la MMF au mouvement altermondialiste : il prend diverses formes de la « nouvelle radicalité ». Les jeunes dans ce contexte sont à la fois attirées, critiques et transformatrices de cette construction de nouvelles formes de radicalité féministes.
Abstract
This paper raises questions about the concomitance between the radicalization of the discourse of the World March of Women and the recognition of young people. We show that if the WMW makes room for youth without prejudice, it is because radicalism is not seen as a state, but rather as a process that is constantly being renewed. This radicalization process, initiated in 2001, involved the integration of the WMW into the alterglobalization movement, taking various forms of the “new radicalism.” In this context, young people are at once drawn to, critical of and a transforming force within this construction of new forms of feminist radicalism.
« Qui sont les terroristes? » Lutte de classement autour de la radicalité mapuche
Michael Barbut
|
Résumé
Dans le sud du Chili, depuis les années 1990 et l’enclenchement de la « transition à la démocratie », on a assisté à la multiplication d’actions de protestation mapuche, principal peuple indien du Chili, autour de la revendication de droits territoriaux et fonciers.
Ces actions défiant la propriété privée et la légalité ont vite été catégorisées comme l’expression d’un « nouveau radicalisme indigène » par la presse, et sanctionnées par la multiplication d’actions en justice contre leurs supposés auteurs, labéllisés comme « extrémistes », voire « terroristes ». Le présent article s’attache, à partir de l’évolution des mobilisations mapuche, à montrer que la radicalité n’est pas une essence et qu’elle doit avant tout être appréhendée comme une lutte de classement.
Abstract
In southern Chile, since the 1990s and the beginnings of the “transition to democracy,” the country’s largest indigenous group, the Mapuche, have increased their protest initiatives in support of their territorial and land ownership claims. These actions in defiance of private property and legality were quickly categorized by the press as the manifestation of a “new indigenous radicalism” and were punished by a significant number of legal proceedings against their supposed authors, who were labelled “extremists” or even “terrorists.” In examining the development of Mapuche activism, this paper seeks to show that radicalism is not an essence in itself, but should be seen above all as a form of “classification struggle” (Bourdieu’s lutte de classement)
Se radicaliser au pays des radicalités : les bifurcations populaires au Venezuela de Chávez
Federico Tarragoni
|
Résumé
Le Venezuela chaviste est aujourd’hui l’une des avant-gardes de la radicalité globale. Mais si l’on se recentre sur les bifurcations politiques des acteurs, quel type de reconfigurations identitaires trouve-t-on entre une radicalité bolivarienne tendant à intégrer une doctrine d’État et des redéfinitions incessantes de la radicalité en milieu populaire, parmi l’électorat de Chávez ? Quels processus de radicalisation s’offrent au regard du sociologue dans les quartiers populaires des barrios ? Interroger les dynamiques de radicalisation, impliquant de nouvelles « entrées » et « sorties » de la radicalité en milieu populaire, sera ainsi l’occasion de jeter un éclairage inédit sur les rapports ordinaires des « dominés » au politique.
Abstract
Today, Chavist Venezuela is at the forefront of global radicalism. However, if we refocus on the political bifurcations of the actors involved, what kind of identity reconfigurations do we find between a Bolivarian radicalism that tends to integrate a doctrine of State and never-ending redefinitions of popular radicalism, among Chávez’s supporters? What radicalization processes can a sociologist discern in the working-class areas of the barrios? Questioning the dynamics of radicalization that involves new “inputs” and “outputs” of radicalism in a working-class context is an opportunity to cast a new light on how the “dominated” usually relate to politics.
Partie 3 – Le diagnostic de radicalité/radicalisation
Le « printemps chilien » et la radicalisation de l’action collective contestataire en Amérique latine
Ricardo Peñafiel
|
Résumé
Constatant l’intensification en Amérique latine de formes transgressives d’action collective et en s’appuyant sur une analyse du mouvement de protestation sociale surgi suite au conflit étudiant chilien de 2011, ce texte soutient que les conditions de possibilité de la radicalisation de l’action collective se situent dans la capacité d’une demande sectorielle à se transformer en symbole ou signifiant vide d’un ensemble hétérogène et inorganique. Cette « équivocité », généralement reprochée aux actions transgressives, est montrée ici comme le fondement autant que le résultat d’une convergence stratégique de positions divergentes permettant l’inscription ou l’apparition dans l’espace public de positions jusqu’alors absentes, exclues, bannies ou « invisibilisées ». Cette irruption « par effraction » de ceux qui étaient systématiquement exclus d’un système de représentation entraîne alors une remise en question des fondements mêmes de ce système plutôt que l’inscription dans ses règles constitutives.
Abstract
In a context of intensification of “transgressive” forms of collective action in Latin America, and based on an analysis of the social protest movement that arose in the wake of the Chilean student conflict of 2011, this paper argues that the conditions governing the radicalization of collective action lie in the capacity of a specific demand to be transformed into the symbol or “empty signifier” of a heterogeneous, inorganic ensemble. This “ambiguity,” for which transgressive actions are often criticized, is shown here to be not just the foundation, but also the result of the “strategic convergence of divergent positions” that enable the registration or emergence in the public consciousness of positions that have hitherto been absent, excluded, banned or “made invisible.” This “forced entry” into a system of representation by those who were systematically excluded from it raises questions about its very foundations, rather than confirming its basic constitutive rules.
Radicaliser l’action collective : portrait de l’option libertaire au Québec
Rachel Sarrasin, Anna Kruzynski, Sandra Jeppesen et Émilie Breton
|
Résumé
La mobilisation contre la mondialisation des échanges économiques au tournant du xxie siècle et, au Québec en particulier, dans le cadre du Sommet des Amériques en 2001 a donné l’impulsion à un mode d’engagement politique qui prend forme à l’extérieur des voies institutionnalisées de l’action partisane et du milieu communautaire. S’inspirant de la pensée politique anarchiste, les initiatives en apparence fragmentées qui s’inscrivent dans cette option libertaire forment aujourd’hui dans la province une communauté de mouvement social antiautoritaire. L’article a pour objectif de tracer un portrait empirique de cette communauté en dégageant la culture politique et l’interface organisationnelle qui relient les différents acteurs qui la composent. Mobilisés sur une variété de thématiques de lutte, ces acteurs antiautoritaires portent l’embryon d’un projet politique alternatif fondé sur la promotion de l’autonomie collective. Ce faisant, la communauté antiautoritaire porte les germes d’une façon novatrice de se réapproprier le politique par la pratique de la préfiguration, contribuant à la radicalisation du répertoire des formes d’engagement disponibles dans le paysage social et politique québécois.
Abstract
The mobilization against the globalization of trade at the turn of the 21st century and, in Quebec in particular, at the 2001 Summit of the Americas, gave a boost to a form of political engagement that took shape outside the institutionalized paths of partisan and community-based action. Taking their inspiration from anarchist political thought, the seemingly fragmented activist initiatives that are part of this libertarian current now form an antiauthoritarian social movement in the province. The goal of this paper is to offer an empirical picture of this antiauthoritarian community by highlighting the political culture and organizational interface that tie together the community’s various actors. Focused on a variety of different struggles, these antiauthoritarian activists are the standard-bearers of an alternative political project based on the promotion of collective autonomy. The community carries within it the seeds of an innovative way to reappropriate politics through the practice of prefiguration, thus contributing to the radicalization of the various forms of engagement available on the Quebec social and political landscape.
Processus de radicalisation et radicalité au quotidien : discours et pratiques des communautés rurales au Brésil
Marie-Josée Massicotte et Dan Furukawa Marques
|
Résumé
À partir d’une recherche terrain auprès de communautés rurales du Mouvement des travailleurs ruraux sans terre (MST) au sud du Brésil, nous rendrons compte du discours et des pratiques de ces paysans engagés, en examinant les processus de politisation au sein du mouvement. La radicalité du MST est considérée en fonction de la remise en question du sens commun des sociétés libérales capitalistes, combinées à un héritage esclavagiste et sexiste, socle normatif sur lequel reposent ses relations humaines. L’analyse démontre que ces paysans créent au quotidien une réalité souvent considérée comme inimaginable en ouvrant de nouveaux possibles politiques, en dévoilant les multiples facettes du réel.
Abstract
Based on field research in rural communities of the Landless Workers’ Movement (MST) in southern Brazil, we report on the discourse and practices of these peasant activists by examining the politicization processes at work within the movement. The radicalism of the MST is considered in terms of the questioning of the shared meanings of liberal capitalist societies, combined with a heritage of slavery and sexism, the normative base on which human relations rest in these societies. Our analysis shows that these landless peasants create, on a daily basis, a reality often regarded as unimaginable, by opening up new political possibilities and revealing the many different facets of reality.
Une déradicalisation collective ? Institutionnalisation et divisions du féminisme chilien
Nicole Forstenzer
|
Résumé
L’article traite de l’évolution du féminisme chilien depuis le retour à la démocratie en 1990 à la suite de la dictature militaire du général Pinochet. Le mouvement de femmes et féministe qui était mobilisé dans les années 1980 autour de la revendication de « la démocratie dans le pays et à la maison » entre alors dans une phase de démobilisation et de divisions, liées à la double militance et à la tension entre autonomie et intégration, en particulier vis-à-vis de l’institutionnalisation des politiques d’égalité des sexes. Dans ce contexte singulier, l’autonomie constitue le marqueur de la radicalité féministe.
Abstract
This paper explores the development of Chilean feminism since the return to democracy in 1990, following the military dictatorship of General Augusto Pinochet. The women’s and feminist movement that mobilized in the 1980s around demands for “democracy in the country and the home” subsequently entered a phase of demobilization and division, stemming from the dual militancy and the tension between autonomy and integration, particularly with respect to the institutionalization of gender-equality policies. In this unique context, autonomy is the distinctive trait of feminist radicalism.
Partie 4 – Radicalisation/déradicalisation : jeux de cadrages
La norme de radicalité dans les mouvements transnationaux pour la paix dans le conflit israélo – palestinien et l’action directe non violente
Brigitte Beauzamy
|
Résumé
Dans un contexte de conflit armé où la radicalité est souvent associée aux actions des acteurs violents, la pratique de la non-violence revendiquée par de nombreux mouvements pour la paix est souvent construite comme non radicale. La catégorie de la radicalité est cependant mobilisée dans les discours des mouvements pour la paix où elle prend une connotation positive, associée à des positions éthiques de non-compromission et de mise en danger des activistes. Dans les cas des mouvements transnationaux pour la paix dans le conflit israélo-palestinien, elle constitue également un puissant moteur d’unification des mouvements.
Abstract
In a context of armed conflict where radicalism is often associated with the actions of violent players, the practice of non-violence advocated by many peace movements is often construed as being non-radical. The category of radicalism is mobilized, however, in the discourses of peace movements, where it takes on a positive connotation, associated with ethical positions of non-compromise and activist endangerment. For transnational peace movements in the Palestinian-Israeli conflict, radicalism also constitutes a powerful unifying force.
La radicalisation, une résultante de stratégies de démarcation : la cause azerbaïdjanaise en Iran dans les années 2000
Gilles Riaux
|
Résumé
Les mouvements nationalistes sont souvent associés à une forme de radicalité à cause de demandes indépendantistes et de l’usage de la violence. La cause azerbaïdjanaise en Iran invite à se départir du lien créé entre positionnement idéologique radical et passage à la violence. Il permet de considérer d’autres pratiques dans la radicalisation que le passage à la violence ; celles-ci ont en commun d’instaurer une rupture entre un regroupement volontaire d’individus et le reste de la société. La radicalisation apparaît alors comme une évolution visant à séparer un groupe de l’univers social dans lequel il évolue habituellement par l’adoption d’un projet de subversion de l’ordre politique.
Abstract
Nationalist movements are often associated with a form of radicalism stemming from their demands for independence or a willingness to resort to violence. The Azerbaijani cause in Iran provides evidence that radical ideological positions do not necessarily lead to violence. It shows that there are other forms of radicalization than just resorting to violence. What these forms have in common is that they initiate a break between a voluntary grouping of individuals and the rest of society. Radicalization thus appears as a move toward separating the group from the social world of which it is usually a part, through the adoption of a plan to subvert the established political order.
De l’« agitation » au « terrorisme ». Enjeux de la médiatisation de la violence révolutionnaire en France (1973-1986)
Fanny Bugnon
|
Résumé
L’article propose d’analyser la manière dont sont construites les perceptions de la violence révolutionnaire dans la France contemporaine, à travers la médiatisation de quatre organisations inscrites dans cette dynamique entre 1973 et 1986. À partir d’un corpus de quotidiens nationaux envisagé sous l’angle d’une analyse du discours social émerge une cartographie des registres médiatiques et l’examen du pouvoir labellisateur des médias. Soulignant la prégnance du registre moral dans la définition du terrorisme, l’auteure étudie la construction de cette catégorie médiatique à partir des actes et des déclarations des organisations violentes, dans un contexte marqué par le reflux progressif des utopies post-1968.
Abstract
This paper sets out to analyse the way in which perceptions of revolutionary violence are constructed in contemporary France, through the mediatization of four organizations involved in that dynamic between 1973 and 1986. A corpus of national daily newspapers was analysed from a social discourse perspective to produce a mapping of the different media registers and to examine the labelling power of the media. Drawing particular attention to the pervasiveness of the moral register in the definition of terrorism, the author explores the construction of that media category on the basis of the acts and declarations of violent organizations, in a context marked by the progressive ebbing away of the post-1968 utopias.